Avec les « fous » de Grégoire

Grégoire Ahongbonon a monté un projet au Togo en faveur des plus pauvres parmi les pauvres, les malades atteints de troubles mentaux. Voici le récit d’un récent voyage du père Zamengo, directeur général du Messager de Saint Antoine.
09 Juin 2019 | par

« Une fois encore, je m’apprête à partir pour l’Afrique : en juin 2019, à l’occasion de la fête de saint Antoine, sera lancé un projet de soutien aux malades psychiatriques. Cela se déroule au Togo. Au cours de ce voyage, je suivrai les pas d’un ancien réparateur de pneus devenu lors réparateur d’esprits.
« J’ai connu Grégoire Ahongbonon en 2008. Il était venu à la basilique Saint-Antoine à Padoue pour recevoir le Prix international Saint-Antoine, remis par Le Messager. Il avait apporté avec lui une grosse chaîne en fer et l’avait agitée à bout de bras devant l’assemblée. En Afrique, avait-il hurlé, des milliers de personnes sont enchaînées à des arbres en raison de la maladie mentale qui les touche. Elles sont traditionnellement considérées comme possédées par les forces du mal et sont éloignées des villages par crainte d’une soi-disant contamination. Elles peuvent même être livrées à des gourous ou à des “écoles de prière” qui les “libèrent” de leur mal contre de l’argent.
« Pour la plupart, elles sont tout-à-fait rééducables, mais en Afrique, il n’y a pas cette culture de la maladie mentale. De toute manière, les familles manqueraient d’argent pour offrir des soins. Ainsi, bon nombre de ces malades terminent enchaînés jusqu’à ce qu’ils trouvent finalement la mort.

Le Togo, l’un des pays à l’IDH le plus faible
« Il n’est pas facile d’accepter ce que nous allons découvrir sur le terrain. Je m’en rends bien compte. Je pars avec le frère Fabio Scarsato, comme photographe, et Federica Ferro, opératrice de l’association Jobel qui soutient depuis l’Italie les œuvres de Grégoire et son ONG Saint-Camille-de-Lellis.
« L’aéroport de Lomé est un édifice moderne qui contraste nettement avec la pauvreté générale du Togo, à la 166e place sur 168 des pays classés selon l’indice de développement humain. Sœur Delia et sœur Simona nous attendent dans leurs boubous colorés. Elles appartiennent toutes les deux à la petite congrégation des Sœurs de la Miséricorde de saint Gérard de’ Tintori.
« En nous accompagnant à la mission d’Afangnagan, dans le diocèse d’Aneho — le lieu où sera réalisé notre projet — sœur Simona nous raconte comment sa vocation a éclos, quelques jours seulement avant sa maîtrise en médecine. Aujourd’hui, elle est chirurgienne à l’hôpital local. Et c’est sœur Simona qui nous accompagne au Centre Miséricorde de Zooti, fondé en 2015 par Grégoire.
Le parcours en Jeep est une odyssée. Le centre de santé accueille environ 200 patients. Pour le moment, on a réussi à les protéger des dangers de la rue, leur donner à manger, offrir les premiers soins psychiatriques.

Redonner au corps toute sa dignité
« L’étape suivante est d’ajouter à l’accueil et aux médicaments, un travail pour retrouver la dignité et la confiance en soi. L’association Saint-Camille-de-Lellis a donc acheté un terrain à un kilo-
mètre du Centre Miséricorde et a demandé l’aide de la Caritas Saint-Antoine pour construire un nouveau Centre de formation professionnelle pour les patients en voie de guérison.
« Nous entrons dans les bureaux de la direction : il n’y a qu’une table et une chaise. Dans la partie habitée par les malades, il y a des hommes et des femmes couchés par terre, couverts de chiffons. La folie en Afrique se révèle par la nudité. Ce n’est pas un hasard que la première chose à faire, explique un opérateur, est redonner au corps sa dignité. Le laver, l’habiller, le coiffer...
« En voyant une femme qui semble beaucoup souffrir, je m’étonne. “Elle a été victime de violences, m’explique alors sœur Simona. Ici, continue-t-elle, on croit que violer une femme ayant des troubles mentaux permet d’obtenir des pouvoirs magiques. Et nous n’arrivons malheureusement pas toujours à les protéger”. La voix de sœur Simona est teintée de douleur et de rage.
« Parmi les malades, il y a ‘Ndì, qui dans la langue éwé signifie “bonjour”. Il a environ 9 ans et personne ne connaît son nom ni son histoire. On l’appelle ‘Ndì car c’est le seul mot qu’il prononce sans arrêt. Je regarde autour de moi, j’ai l’impression d’être à la Cour des miracles...
« Tout cela paraît peu de chose. En réalité, c’est l’antichambre du salut. En effet, à l’exception d’un seul hôpital psychiatrique, il n’y a aucune alternative dans la région. Mais pour y entrer, il faut avoir de l’argent et, en tout cas, les patients sont là aussi enchaînés à la souche invisible des cellules d’isolement.

Des millions de personnes développent une fragilité
« Selon des chiffres de l’Organisation mondiale de la santé datant de 2004, presque 26 millions de personnes seraient atteintes de maladies mentales en Afrique. Parmi les premières causes, la décomposition des familles, en raison surtout de l’exode rural. Résultat : des millions de personnes perdent tout soutien et développent une fragilité. L’Afrique peut compter sur seulement un psychiatre pour cinq millions d’habitants. Par comparaison, en Europe, il y en a 1 pour 1 000.
« Pour les aider, Grégoire a trouvé une formule, rudimentaire certes mais adaptée à la réalité africaine. Il libère les malades des chaînes, les enlève de la rue et construit autour d’eux une communauté accueillante. En outre, tous les opérateurs de ses centres sont d’anciens malades : passés par la maladie, ils savent comment la soigner. Ainsi, en transformant un stigmate en ressource, Grégoire leur donne un travail et un rôle pour la société. Un cercle vertueux qui détruit les préjugés. La “cure de l’amour”, comme l’appelle Grégoire qui a sauvé des milliers de vies avec cette méthode. Bien sûr, dans le système de Grégoire, il y a aussi des psychiatres professionnels. Mais, étant peu nombreux, ils sont envoyés à tour de rôle dans ses centres pour réviser les protocoles et former les opérateurs.  

À la recherche d’une raison de vivre
« À l’intérieur du centre, les personnes me reconnaissent à ma bure de frère. Elles approchent, les mains croisées contre leur poitrine, la tête baissée, mendiant des bénédictions. Je pose ma main sur leurs têtes remplies de fantasmes. Je les bénis. Je prie. Je suis confus, impuissant face à tant de douleur. Pouvons-nous vraiment les aider ? Est-ce la bonne manière de le faire ?
« Sœur Simona comprend mes doutes silencieux. “Aujourd’hui, c’est un grand jour, affirme-t-elle. La Caritas Saint-
Antoine a décidé de prendre soin de ces personnes. Les institutions internationales ne le font pas… mais saint Antoine, oui !”. Soudain, un bruit de moteur. Des cris de joie. Grégoire est arrivé.
« Avant, Grégoire était un mécanicien et chauffeur de taxi en Côte d’Ivoire. Il menait une vie confortable, quoique pleine de vices. Il était chrétien mais s’était éloigné de la foi. Puis, tout a basculé. Tombé en dépression, il a même été jusqu’à penser au suicide. Mais, il s’en est sorti et est devenu un homme nouveau à la recherche d’une raison de vivre. Cette raison, il l’a trouvée après un pèlerinage à Jérusalem, dans l’Évangile et dans la guérison de ses “fous”, qu’il considère comme le visage oublié de Dieu. Il a créé des centres au Bénin et en Côte d’Ivoire. Certains pensent qu’il est fou, d’autres qu’il est un sain.
« Il est arrivé par hasard au Togo, grâce à la Providence comme il dit. En 2014, il est allé en France pour une opération à un genou. Là-bas, il a rencontré une journaliste bouleversée par ce qu’elle avait vu au Togo : des malades mentaux traités comme des bêtes. À partir du moment où on le sait, on ne peut plus l’ignorer. C’est Dieu qui appelle. La visite de Grégoire au Togo ouvre une voie. Une branche de l’association Saint-Camille-de-Lellis existe aussi dans le diocèse d’Aneho et en 2015, grâce au directeur, le père David Mawuko Kakli, démarre le Centre Miséricorde de Zooti.

Faire confiance à la Providence
« Aujourd’hui, on nous passe le relais. Avec votre aide, nous construirons un centre de réhabilitation qui offrira aux malades une possibilité concrète de rachat. En roulant vers l’aéroport, je pense à la grandeur du défi de cette année. Mais, je suis sûr que saint Antoine ne s’y soustrairait pas. Je repense à ce que m’a dit Grégoire : “Fais confiance à la Providence. Trop de calculs te clouent à la logique humaine, t’éloignent du Seigneur. Rien ne lui est impossible”.
« Soudain, par la fenêtre, je vois un homme nu, couché sur l’asphalte. Ce n’est qu’un instant. Une image de douleur. La voiture roule, je me tourne. Je le perds dans la circulation. Je l’imprime dans mon cœur. Grégoire dirait que c’est un signe de la Providence. »

Le projet du 13 juin 2019
Construction et mise en route d’un Centre de réhabilitation
Lieu : Zooti, diocèse d’Aneho, Togo.
Projet : Construction de deux aires, une pour les femmes et une pour les hommes ;
réalisation d’un puits et d’un réservoir d’eau et d’un édifice pour les ateliers ;
aménagement d’un terrain pour l’agriculture et l’élevage.
Activités : élevage, agriculture, ateliers d’art et de métiers ; activités accessibles au public : boulangerie, atelier de couture, coiffeur.
Finalité : améliorer la qualité de vie des malades, soigner leur alimentation et favoriser leur réinsertion sociale ; contribuer à l’autonomie durable du projet ; faire diminuer les préjugés envers la maladie mentale.
Coût : 490 860 euros
Temps prévu : 2019-2021

Updated on 11 Juin 2019
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