Claire ouvre la voie aux femmes

22 Septembre 2009 | par

Dans les rassemblements de la Famille Franciscaine, comme dans beaucoup de lieux déglise, les femmes sont souvent plus nombreuses que les hommes. Pourtant, au printemps 1209, il ne s’en trouve aucune parmi le petit groupe de pénitents qui accompagne François à Rome. Alors, que s’est-il passé ?


Pour clôturer en beauté cette année jubilaire, toutes les composantes de la Famille franciscaine se rassemblent ce mois-ci à Lourdes. Comment est-on passé du petit groupe de pénitents réunis autour de François à cette constellation d’Ordres, de congrégations et de mouvements les plus divers, réunissant des hommes et femmes, mais aussi des prêtres et des laïcs, des réguliers (c’est-à-dire des religieux) et des séculiers (ceux qui vivent dans le “siècle”) ? Vaste question à laquelle nous ne répondrons pas ici. Arrêtons-nous simplement sur un fait qui nous apparaît aujourd’hui comme une évidence, mais qui ne l’était pas à l’origine : la Famille franciscaine comporte aussi des femmes – Clarisses, Annonciades, Conceptionistes, Sœurs Franciscaines et membres des fraternités séculières.



En 1209, à Rome, François a promis obéissance au pape, son petit groupe de pénitents a été reconnu officiellement par l’Eglise comme un mouvement religieux, et il a bientôt été rattaché à une petite église, Notre-Dame des Anges de la Portioncule. Dans ce cadre, il n’y a pas de place pour des femmes. Notons cette différence fondamentale avec ce qui se passe au même moment, en Languedoc, aux origines de l’aventure des Frères prêcheurs : Dominique commence par installer des moniales à Prouille, avant de réunir des frères autour de lui ! Chez les Frères Mineurs, l’événement des Rameaux 1212 va modifier à jamais le projet initial : Claire, en pleine nuit, rejoint la Portioncule et s’y fait couper les cheveux par François. Plus rien ne sera désormais comme avant... Une femme a fait irruption au sein de cette fraternité exclusivement masculine. Certes, elle ne va pas y rester... On trouve pour Claire une solution d’attente chez des Bénédictines, avant de lui permettre de jeter l’ancre à Saint-Damien. Mais le geste de Claire a bouleversé en profondeur la fraternité primitive : bon gré mal gré, les frères sont bien obligés de composer avec ces femmes qui se sont imposées à eux et pour lesquelles rien n’a été prévu.



En schématisant, on peut dire que les relations entre les premiers Franciscains et les Sœurs de Saint-Damien sont marquées par une nette dissymétrie, sinon par des malentendus. Dans la Règle écrite de sa main (1253), Claire se reconnaît volontiers dépendante de François ; elle n’a aucun mal à lui promettre obéissance ainsi qu’à ses successeurs ; elle attend des frères une assistance, à la fois spirituelle et matérielle. En revanche, les frères redoutent les contraintes afférentes à cette charge. François lui-même adopte des comportements contradictoires à l’égard des “Pauvres Dames” de Saint-Damien. Ainsi, dans la première Règle (1221), il ordonne « qu’absolument aucune femme ne soit reçue à l’obéissance par aucun frère », mais concède : « une fois que le conseil spirituel lui a été donné, qu’elle fasse pénitence où elle voudra ». En revanche, dans la Vita secunda de Celano, François, avant de mourir, enjoint aux frères de continuer à prendre soin des moniales, puisque « un seul et même esprit avait conduit hors de ce siècle les frères et ces Pauvres petites Dames ». Dans le même temps, il réprimande les frères qui se rendent trop volontiers dans les communautés féminines.



Cette attitude ambivalente de François envers Claire et ses Sœurs va se retrouver chez les frères tout au long de l’histoire du mouvement franciscain. Les Capucins, par exemple, ont parfaitement adhéré à l’ordonnance de la première Règle que nous venons de mentionner. Ils n’ont jamais voulu exercer de juridiction sur des monastères de Clarisses Capucines, et il a fallu que les papes et les rois usent de toute leur autorité pour arriver à les faire fléchir, et encore, dans un petit nombre de cas. En revanche, les Capucins n’ont jamais rechigné à venir en aide ponctuellement à telle ou telle communauté féminine. Au début du XVIIe siècle, au plus fort de la Réforme catholique, ils participent très activement au redressement de plusieurs monastères de Bénédictines (Montmartre, Montivilliers). En cette année où nous fêtons le quatrième centenaire de la “journée du guichet” – point de départ de la réforme de Port-Royal-des-Champs –, il convient de se rappeler qu’à cette époque Angélique Arnauld a pour conseiller spirituel un célèbre capucin irlandais, Archange de Pembrock. Sous son influence, la jeune abbesse se convertit : elle vend la vaisselle d’argent du monastère, remet en valeur l’office divin, le silence et le travail. Enfin, le 25 septembre 1609, elle rétablit la clôture et empêche ses propres parents de pénétrer dans le monastère.



Les Cordeliers, et dans une moindre mesure les Récollets, ont recueilli l’autre facette de l’attitude de François à l’égard des moniales. Ils sont restés fidèles à cette promesse du Poverello que Claire avait pris soin d’enchâsser dans sa propre Règle : « Puisque, par inspiration divine, vous avez voulu devenir filles et servantes du Très Haut et souverain Roi (...), je veux, et j’en fais la promesse, avoir toujours, par moi et par mes frères, pour vous comme pour eux, un soin attentif et une sollicitude spéciale ». En conséquence, de nombreux monastères féminins (d’abord de

Clarisses, puis d’Annonciades et de Sœurs Grises) ont été intégrés à des provinces de Cordeliers ou de Récollets. Entre les moniales et les frères, s’est développée une réelle “réciprocité vitale”. Les frères mettaient des confesseurs et des quêteurs à la disposition des moniales, et celles-ci fournissaient le vivre et le couvert aux frères de passage.



Sous l’Ancien régime, entre une province de Cordeliers et une province de Capucins, la différence saute aux yeux : la première réunit des couvents de frères, mais aussi, et souvent en grand nombre, diverses communautés féminines ; la seconde se limite aux couvents de Capucins. Cette différence illustre sans doute deux tendances profondes de la vie franciscaine, qui toutes les deux peuvent se réclamer de François : la vie en ermitage et la mission en ville. Les Capucins, au moins à l’origine, se trouvent plutôt du côté de l’ermitage (et refusent tout ce qui peut les en détourner), tandis que les Cordeliers entretiennent des relations plus familiales avec les populations. Cela dit, il importe de ne pas caricaturer ces deux types de présence : les Capucins français sauront quitter leur retraite pour soigner les pestiférés et éteindre les incendies.



Aujourd’hui, après la Révolution et avec le nouveau droit canonique, les religieuses franciscaines ne se trouvent plus sous la responsabilité des frères, mais sous l’autorité de l’évêque. Pourtant 1212 demeure une date fondamentale de l’histoire franciscaine, une date inséparable de 1209, une date que les frères ne doivent pas oublier. N



 

Updated on 06 Octobre 2016