Héritage religieux ou patrimoine spirituel ?

01 Janvier 1900 | par

Monsieur Dominique Breillat, professeur de droit à l’Université de Poitiers et doyen honoraire de cette Faculté, juriste européen convaincu, a participé à l’élaboration de la Charte des Droits Fondamentaux, proclamée à Nice en décembre 2000. Le Messager l’a rencontré.

Le Messager. Monsieur le professeur, pourquoi une nouvelle Charte pour l’Europe ?
Dominique Breillat. La Charte a été voulue essentiellement par l’Allemagne. Ce pays accorde une importance considérable aux droits fondamentaux, compte tenu de son histoire. Les Allemands craignent que les droits fondamentaux soient moins bien protégés dans le cadre européen que par leurs textes constitutionnels. C’est pourquoi leur pays a souhaité la rédaction de cette Charte, à la suite d’un sommet qui s’est tenu à Cologne en 1999. Son objectif ? Répondre à la volonté de poser de façon solennelle les droits et les libertés des Européens, puisqu’il n’existait pas de véritable texte officiel pour l’Union européenne. Les seuls textes de référence, dans le cadre du Conseil de l’Europe (1) sont la Convention européenne des Droits de l’homme et la Charte sociale européenne. La nouvelle Charte a été rédigée assez rapidement, mais a suscité des oppositions, qui concernaient surtout la portée de ce texte. Là est la question essentielle. A-t-elle un caractère contraignant (2) ou est-ce seulement un instrument politique ?

– La façon dont cette Charte a été proclamée est assez décevante. Pourquoi ?
– Notamment, parce qu’un pays comme le Royaume-Uni ne souhaitait pas lui donner un caractère contraignant. Par conséquent, ce texte n’a pas de portée astreignante en tant que telle. Pourtant la démarche n’était pas audacieuse, car il s’agissait surtout d’exposer les droits et les libertés qui existent déjà, et notamment, dans la Convention européenne des Droits de l’homme.
Il y a eu sans doute un très grand espoir, déçu par le fait que ce texte a été proclamé timidement, au Sommet de Nice, le 7 décembre 2000.

– S’agit-il d’une réglementation supplémentaire en matière économique, sociale et monétaire ou d’un pas en avant vers une Union fondée sur des valeurs communes?
– Cette Charte touche un certain nombre de droits sociaux. Le troisième chapitre concerne la solidarité. En revanche, elle ne concerne pas directement le domaine économique, ni le domaine monétaire, et de plus, elle n’a pas de caractère obligatoire.
On peut penser que ce texte est en réserve, et qu’il sera, dans la prochaine Constitution, le catalogue contraignant des droits et des libertés du citoyen. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Rappelons que les droits et les libertés du citoyen se trouvent déjà dans la Convention européenne des Droits de l’homme pour deux raisons : parce que les Etats sont engagés dans cette Convention et parce que l’Union européenne se réfère à celle-ci depuis le Traité de Maastricht.
Quant aux droits sociaux, ils figurent dans la Charte sociale européenne, mais ce texte a moins de force que la Convention elle-même.

– Quelles sont les valeurs politiques, philosophiques et religieuses de cette Charte ?
– Cette Charte a une portée politique et philosophique qui réside dans la volonté d’aboutir à une Union européenne respectueuse des droits et des libertés. Cette volonté s’inspire d’une philosophie libérale en matière de droits et de libertés.
Quant aux valeurs religieuses, une proposition avait été faite de mentionner l’héritage humaniste et religieux de l’Europe, or la France s’est opposée à cette mention. Elle a invoqué les principes de laïcité. Et cette mention a disparu. On l’a remplacée par une formule qui se trouve déjà dans le statut du Conseil de l’Europe, mais qui gomme l’adjectif religieux. Il n’est question que de patrimoine spirituel et moral. Là, apparaissent les oppositions entre certains pays. L’Allemagne et l’Espagne étaient favorables à cette insertion dans le Préambule, contrairement à la France et au Portugal, qui y étaient hostiles.

– Comment concilier la nécessaire neutralité des Etats avec les traditions, en particulier religieuses, auxquelles chaque pays est attaché par son histoire et son patrimoine propre ?
– La conciliation s’inscrit avant tout dans une nécessité fédérale. Le fédéralisme, c’est un système qui permet à chaque Etat d’avoir sa propre organisation. La seule solution, dans ce domaine, c’est que chaque Etat garde ses traditions. Grâce, notamment, au principe de subsidiarité – la formule est du pape Pie XI –, les Etats peuvent s’organiser et légiférer s’ils en ont les compétences et s’ils peuvent agir aussi efficacement que l’Union européenne. En revanche, dans le domaine de la reconnaissance des droits et des libertés, il faut une unité et celle-ci comporte des conséquences dans le fonctionnement des principes de l’Europe.
La conciliation prend naturellement en compte les différentes traditions religieuses. Bientôt, nous devrions avoir un pays musulman, la Turquie, bien que ce pays s’affirme laïque. Même avec des pays qui ont une tradition religieuse semblable, les relations entre l’Eglise et l’Etat diffèrent. Ainsi, la France se fonde sur un principe de laïcité et de séparation stricte des Eglises et de l’Etat, mais pas l’Angleterre, où le chef de l’Etat est aussi le chef d’une Eglise. A l’intérieur de la France même, nous avons l’exception de l’Alsace-Lorraine qui est en réalité proche du système allemand.
De manière plus générale, l’une des difficultés, avec cette nouvelle Charte qui gomme la référence religieuse, sera sans doute le droit pour les Eglises de se faire entendre, quand elles voudront être consultées, par exemple, dans le domaine de la bioéthique. C’est l’un des points d’inquiétude du Saint-Siège et des différentes Eglises.

– Pourquoi la France, notamment, a-t-elle voulu gommer cette référence religieuse dans le Préambule de la Charte ?
– Sur cette question, le Premier Ministre de l’époque, Lionel Jospin, et le Président de la République, Jacques Chirac, ont dû s’entendre. Ils étaient représentés par la même personne au centre de l’organe qui a élaboré cette Charte. Le refus du religieux s’inscrit aussi dans le principe de la laïcité à la française, que je qualifierais de négative : l’Etat ne reconnaît pas les religions, il les ignore. Cette attitude vient de l’héritage de la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

– Quels sont les risques de la nouvelle formulation dans le Préambule?
– Il faut souligner qu’elle ne touche absolument pas à la liberté religieuse, inscrite dans ce texte (article 10, alinéa 1). Ce qui rejoint aussi l’article 9 de la Convention européenne des Droits de l’homme. Cependant, il est évident que la formulation patrimoine spirituel et moral, si elle est définitivement adoptée dans la future Charte, vient réduire la dimension spirituelle qui a été et est encore un élément important de la civilisation européenne. En outre, l’impact des travaux préparatoires, qui n’intègrent pas cette référence religieuse, représente un obstacle futur pour la reconnaissance des différentes Eglises en tant que telles, et pour la difficulté qu’elles auront à faire entendre leurs voix, en particulier dans les domaines qui touchent aux convictions, tel celui de la bioéthique.

– Les Polonais, fortement attachés à cet héritage, pourront-ils influer sur la formulation de la future Charte ?
– Ils ne pourront pas modifier quoi que ce soit. Ils seront obligés d’accepter ce texte, s’ils veulent adhérer à la Communauté européenne.
Pour la Charte, je crains que ce ne soit un texte figé. Nous sommes quinze, et déjà, il n’a pas été facile de se mettre d’accord. Quand nous serons vingt ou vingt-cinq, ce sera encore plus difficile.

– Quel est le sens du travail confié à Valéry Giscard d’Estaing ?
– Nous avons déjà actuellement une sorte de Constitution de l’Union européenne, mais l’idée, c’est, d’une part, de parvenir à un texte beaucoup plus lisible pour les citoyens européens et, d’autre part, de réfléchir à des étapes ultérieures dans le sens d’une intégration européenne plus forte. L’idée d’un Président de l’Europe s’inscrit dans cette logique.
C’est la réflexion menée par cette Convention de 105 membres.
Mais il faudra que les Etats acceptent ensuite cette nouvelle Constitution. Citons l’exemple du Traité de Nice, il n’est toujours pas en vigueur parce que les Irlandais ont refusé de le ratifier. Il suffit qu’un seul Etat refuse et tout s’arrête. C’est pourquoi, nous avons intérêt à ce que ce texte soit achevé avant l’intégration des autres Etats, car plus ils seront nombreux, plus ce sera difficile d’obtenir l’unanimité.

– Que peut-on faire pour participer à ce débat et apporter sa contribution ?
– Il y a actuellement un travail de lobbying, c’est-à-dire qu’il ne faut pas hésiter à faire valoir ses points de vue, ses propositions, ses remarques auprès de ceux qui sont en charge de la réflexion sur cette nouvelle proposition. Et le Président Giscard d’Estaing l’a souhaité.
Nous avons la possibilité de faire pression par le biais de nos institutions. Si nous sommes chrétiens, par le biais de nos Eglises.
C’est une très vaste entreprise. En 1950, quand Robert Schuman et Jean Monnet ont lancé l’idée d’Union européenne, ils ont dû être considérés comme des utopistes. Leur visée, c’était la réconciliation de la France et de l’Allemagne. Même si l’Europe a de nombreuses faiblesses, elle nous a apporté une chose inestimable : la paix. Sans ce projet, les risques de conflit auraient été plus grands. Je reste un Européen convaincu.

 

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(1) Le Conseil de l’Europe est une organisation européenne distincte de l’Union européenne. Il siège à Strasbourg et compte 44 membres dont les 15 Etats de l’Union européenne.
(2) Un texte est dit contraignant lorsqu’il crée des droits et des obligations que l’on pourrait revendiquer devant une juridiction.

 

Updated on 06 Octobre 2016