Jean Dieuzaide, un regard, une vie

01 Janvier 1900 | par

Une femme rayonnante et altière allaite son enfant. Cette image revisitée de madone a été réalisée en 1953 à Grenade. La femme est une danseuse gitane du Sacro Monte que Jean Dieuzaide est venu photographier dans l’exercice de son art. Mais soudain, elle lui a confié avec fierté une petite phrase tellement significative :  Je suis mère aussi.  L’artiste flamenca a alors pris son bébé dans les bras et lui a donné le sein. Elle a ainsi offert à l’objectif ce qu’elle avait de plus cher et de plus beau, son amour maternel. Et Jean Dieuzaide a réalisé là une des ses photos parmi les plus belles et les plus connues. Il s’émerveille toujours de ce moment absolument magique où le photographié décide de faire confiance au photographiant et donne tout sans réserve. Mais ce basculement n’est pas un hasard. Il faut du rayonnement personnel pour recevoir. Parce qu’il est le contraire d’un voleur d’image, Dieuzaide commence par parler avec les gens simplement, chaleureusement. Il s’intéresse sincèrement à eux et crée ainsi un vrai contact en laissant les gens libres d’accepter ou de refuser l’image. Ainsi cet homme profondément humain a toujours respecté l’autre et, durant ses quelque cinquante ans de vie professionnelle, il n’a jamais dérogé à cette règle qui vaut tous les sésames.

Il est né le 20 juin 1921, à Grenade-sur-Garonne en Haute-Garonne. Le petit garçon rêvait de devenir berger. Adolescent, il espérait être pilote d’avion mais la tuberculose en a décidé autrement. Alors, il s’est laissé happer par le métier de photographe pas vraiment reconnu à l’époque. D’ailleurs, pour ne pas blesser sa famille qui trouve que cette profession manque d’honorabilité, il signe Yann. Sous ce pseudonyme qu’il garde jusqu’en 1971, il réalise de merveilleuses images. C’est que pour lui la photographie n’est pas simplement un moyen de gagner sa vie. Il est persuadé qu’elle existe pour apprendre à voir... Apprendre à voir, c’est apprendre à regarder. Et regarder, c’est apprendre à penser, à réfléchir, à être conscient...

Un regard sincère

La libération de Toulouse en août 1944 va décider de sa carrière. Jean Dieuzaide réalise là son premier vrai reportage. Seules quelques images publiées par La Dépêche ont été sauvées. Cette même année, il réalise le premier portrait officiel du général De Gaulle. Les commandes suivent. Suite à l’exposition de quelques photographies au salon de la Bibliothèque Nationale, les éditions Arthaud lui demandent d’illustrer Gascogne de Joseph de Pesquidoux, livre qui paraîtra en 1951. L’éditeur lui commande ensuite deux reportages, l’un sur l’Espagne du sud, l’autre sur le Portugal. Le voilà donc parti à travers la Péninsule qui, à cette époque, n’a pas encore été effleurée par le progrès. Le réseau routier est quasiment inexistant. Le voyage tient parfois de l’aventure. Il lui faut prendre le temps afin d’explorer les réalités quotidiennes d’un monde essentiellement rural pour l’Espagne et maritime pour le Portugal. Il capte avec sincérité et fraîcheur une succession de scènes rurales, de fêtes religieuses ou profanes, de petits artisanats urbains, de gestes de pêcheurs, sans avoir à forcer sur le pittoresque. On est frappé par la beauté de ces images qui révèlent constamment l’honneur et la fierté de ces petites gens qui ont le sens des valeurs. Et on ne peut qu’admirer les portraits d’une rare intensité de La Petite Fille au lapin ou de L’Homme au perroquet, tous deux réalisés lors de ces périples.

L’exposition est structurée en sept chapitres : reportage, portrait, architecture, paysages, photographie industrielle, natures mortes et tentatives. Car, en effet, Jean Dieuzaide a été un explorateur en son domaine. Passionné d’aviation, ayant choisi de vivre à Toulouse, ville réputée pour son industrie aéronautique, il était logique qu’il se passionne pour le monde du travail. Mais il est aussi sensible lorsqu’il s’adonne à la nature morte. Le chapeau de mon père sur les partitions de ma mère est une image particulièrement émouvante. Oublié dans un grenier, ce chapeau a subi les outrages du temps tout comme les partitions grignotées par quelques petits mammifères irrévérencieux. De cette image si simple émane de la mélancolie. Elle fonctionne comme les vanités, ces peintures du XVIIe siècle dont la fonction était de nous rappeler que nous n’étions que de passage sur terre.

Pas étonnant non plus que Jean Dieuzaide se soit passionné pour la figure humaine. Un de nos portraits préférés reste celui du Berger des Pyrénées tant il y a de profondeur et de sagesse dans son regard, tant ses mains parlent d’une vie de labeur acceptée et menée au mieux. Après ces superbes portraits d’anonymes, voici ceux des célébrités. En premier lieu, Dalì, des fleurs au bout de ses hallucinantes moustaches, une image qui a fait le tour du monde. Puis viennent Boris Vian, Pablo Picasso, Brassaï qui voisinent avec Jacky le gorille. De l’humour sans doute mais aussi et encore une leçon de voir. Il y a dans le regard et la pose de cet animal tant de choses. Lui aussi est une créature de Dieu, un être vivant et pour cela même un être à respecter.

Ecrire avec la lumière

La photographie m’a aidé à redécouvrir une feuille d’arbre, puis l’arbre lui-même, puis le paysage dont il est l’acteur, et l’homme qui vient parler avec cet arbre ou se reposer sous son ombre.  Jean Dieuzaide, profondément croyant, revendique la dimension religieuse de son œuvre :  Il y a un Créateur qui a tout fait, poursuit-il. Mes images ne cessent d’en témoigner. En me permettant d’observer la vie au plus près, la photographie n’a fait qu’augmenter ma foi.  Ce qu’il aime par-dessus tout, c’est  écrire avec la lumière. Avec elle, tout est présent, simple et précis : elle donne richesse au balancement d’un volume, à sa surface, qu’il soit grain de peau ou de pierre ; c’est le cadeau merveilleux qui nous est offert pour engranger des sensations et des images, et par là nous connaître mieux nous-mêmes et les autres, chose que nous ne savons plus faire.  N’est-ce pas cette même lumière qui éclaire toute quête spirituelle. Est-ce un hasard si Jean Dieuzaide est un féru d’architecture romane et l’a merveilleusement photographiée ? En ces lieux d’épure, il a trouvé l’apaisement et la sérénité si nécessaire pour arriver aux choses essentielles : la générosité, la droiture et le dévouement.

En 1971, un terrible accident l’immobilise pour six mois. Il sort de l’épreuve à la fois meurtri – il sait qu’il ne pourra plus faire du reportage – et plus fort. Désormais plus besoin de se cacher derrière un pseudonyme. Il abandonne Yann et signe de son nom. Mais surtout, il décide de se consacrer aussi aux autres, d’aider les photographes à montrer leur travail. Il n’abandonne pas la photographie, au contraire il continuera à l’explorer dans tous les sens, il emploie aussi le maximum d’énergie dans la création d’un lieu, le Château d’Eau qui sera la première galerie exclusivement réservée à la photo. Et là, sous sa houlette, exposèrent les plus grands comme les plus jeunes. Un petit catalogue rigoureux et bien imprimé marque à chaque fois l’événement. Aujourd’hui quelque trois ans d’expositions plus tard, ces ouvrages constituent une somme absolument unique, de véritables archives.

Cet homme de dévouement est aussi à l’origine des Rencontres de la Photographie d’Arles et il s’est lancé dans de nombreux combats pour la qualité, comme la campagne mondiale contre l’apparition du papier plastique au détriment du papier baryté et bien d’autres batailles. Mais le moteur de tout cela, ce sont sans aucun doute ses convictions. Nourri des pensées du philosophe catholique Jacques Maritain, il s’est en permanence posé des questions essentielles comme l’origine et la finalité de l’homme sur terre et sa gratitude envers la vie et l’amour est immense.  Je me soucie peu de savoir, avec mes images, si je fais de l’art ou pas. Depuis toujours, ma joie intérieure, celle dont on ne peut me priver qu’en me mettant dans un cachot noir, c’est de regarder la lumière et de la photographier dès qu’elle éclaire un corps, une forme, un outil, un rien. C’est elle qui fait vibrer tout mon être jusqu’à me glisser une larme au coin de l’œil et me donne envie de dire merci. 

Pavillon des Arts, 101 rue Rambuteau,

75001 Paris. Tél. : +33-(0)1-42 33 82 50. Tous les jours, sauf lundis et fêtes de 11h30 à 18h30. Jusqu’au 2 février.

Catalogue, 142 pages, 29 €.

Updated on 06 Octobre 2016