La dentelle, luxe et pauvreté

22 Juillet 2004 | par

Les Musées Royaux du Cinquantenaire à Bruxelles présentent une exposition sur la dentelle aux XIXe et XXe siècles. Passée quelque peu de mode, la dentelle a connu son époque de gloire en Belgique, du 18e siècle au début du XXe. Histoire de métiers (presque) disparus.

L'exposition qui vient de s'ouvrir au Cinquantenaire permet de retrouver quelque peu cette splendeur de la dentelle en montrant des œuvres uniques en Europe. Mais l'exposition ne fait pas que retrouver ces richesses à travers les collections des musées d'art et d'histoire. Elle raconte aussi ce que fut l'industrie dentellière en Belgique. Elle n'a pas voulu oublier les milliers de dentellières qui, parfois dès l'âge de six ans, étaient engagées dans les ateliers pour travailler douze à quatorze heures par jour, penchées sur leur métier.

Un peu d'histoire
Dès la Renaissance, la dentelle est devenue en peu de temps un article de luxe très prisé, ses motifs symétriques et clairement dessinés répondant tout à fait aux goûts de l'époque, en particulier à la mode des collerettes. Tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, les fraises, cols, poignets, ornements de chaussure, écharpes, mantilles, tabliers et coiffes féminines en dentelle ont été des accessoires très appréciés. Dans les églises et les maisons, l'usage de linge bordé de dentelles s'est également répandu. Très vite, le Nord de la France et la Belgique se font connaître par la qualité de leur travail. Bruxelles, Binche (1) et Bruges deviennent d'importants centre de fabrication. Le commerce de la dentelle prend une ampleur extraordinaire. Ce produit de luxe atteint des prix exorbitants et la dentelle devient le moyen de subsistance d'un nombre considérable d'ouvrières.
La Révolution française et son cortège de destructions et massacres portent un coup terrible à l'industrie dentellière. Les clients, issus principalement de la noblesse et du clergé, s'ils ont la chance de survivre, sont souvent ruinés et contraints à l'émigration. Il faudra attendre l'accession au pouvoir de Napoléon Bonaparte pour voir redémarrer la production des industries manufacturières de luxe.
En 1809, l'Anglais Heathcoat, met au point une machine qui travaille 6000 fois plus vite qu'une ouvrière expérimentée. Sans cesse améliorées, les machines anglaises finissent par produire des dentelles imitant à s' y méprendre la dentelle véritable. Dès le début du XXe siècle, le succès croissant de la fabrication mécanique ainsi que les changements sociaux provoqués par la Première Guerre mondiale portent un coup fatal à la fabrication artisanale de la dentelle. En 1910, il n'y avait plus que 80 000 dentellières en Belgique, et en 1930, plus que 9783, avant que cet artisanat ne s'éteigne presque totalement.
Aujourd'hui, la confection manuelle de la dentelle subsiste encore dans certains centres et demeure une pratique artisanale prisée par quelques amateurs. Elle semble même retrouver une vigueur nouvelle dans la mode contemporaine, certains couturiers y ajoutant des pièces métalliques ou des perles.

L'esclavage des dentellières
Au XXe siècle, explique Marguerite Coppens dans le catalogue, la dentelle concerne un monde féminin divisé en deux : les femmes qui exécutent la dentelle et celles qui la portent. Le contraste entre les deux est grand : les premières travailleront de longues journées pour confectionner ce que les secondes ne porteront peut-être que le temps d'une soirée !
Le métier de dentellière était une sorte d'esclavage. Le métier s'apprenait dès le plus jeune âge. Les tout jeunes enfants de 6 ou 7 ans étaient déjà obligés de se plonger, toute la journée, sur leurs coussins et leurs fuseaux. Comme pour le piano, il était utile de commencer dès l'enfance pour acquérir la virtuosité nécessaire. Les mains à cet âge ont encore la souplesse nécessaire pour manipuler des fils, parfois extrêmement fins, sans les casser.
Dans les écoles dentellières, en réalité de véritables ateliers de production, les enfants travaillaient parfois 10 à 12 heures par jour. Ces élèves étaient incapables de suivre des cours à l'école primaire, quand il y en avait une dans leur village. Il faudra attendre l'aube du XXe siècle pour que l'on commence à introduire l'enseignement primaire dans les ateliers d'apprentissage.
On donnait au départ une heure ou deux seulement de cours d'écriture et de calcul en fin de journée, quand la fatigue commençait à nuire à la rentabilité du travail des fuseaux. Pour accentuer la rentabilité des ateliers, on demandait aux enfants de chanter des comptines qui rompaient quelque peu la monotonie d'un travail très répétitif. En hiver, lorsque la nuit tombait tôt, on s'éclairait à la bougie. Mais pour économiser la cire, on avait inventé un procédé original de loupe : la carafe d'eau. On plaçait autour des bougies, des carafes qui multipliaient la capacité éclairante des sources de lumière
Il y eut vers 1850 jusqu'à 300 000 dentellières en Belgique, et surtout en Flandre. Une traîne comme celle offerte à la Reine, coûtait 10 000 francs de l'époque, alors que les dentellières ne touchaient qu'un franc par jour. Il fallait donc le travail de trente dentellières pendant un an pour réaliser cette splendide traîne que la Reine ne mit qu'un seul jour. Le métier de dentellière était très populaire dans les zones les plus pauvres de Belgique.
En Wallonie, il y en avait peu, car cette région était essentiellement tournée vers le charbon et l'acier. Dans les campagnes flamandes, les femmes essayaient d'arrondir leur budget en pratiquant ce métier à domicile. Les parents aimaient que leurs filles apprennent la dentelle, car ces ateliers d'apprentissage étaient réputés plus sûrs, puisque la mixité y était bannie. Les ouvrières ne sont en fin de compte que des outils qui suivent scrupuleusement les indications du patron sans se permettre une initiative quelconque. Elles n'ont aucun moyen de défense, l'ère des corporations est révolue et elle ne fait partie d'un groupement professionnel. Mais c'est un miracle de voir naître des merveilles de blancheur et de délicatesse entre les mains de femmes souvent occupées par les rudes travaux des champs et les soins du ménage. L'exposition est là pour nous les montrer.

L'exposition du Cinquantenaire à Bruxelles
On peut y admirer l'extraordinaire traîne offerte en cadeau pour les noces d'argent de la reine Marie-Henriette avec d'innombrables petits lions belges de grandeurs décroissantes du plus bel effet. On peut voir aussi de somptueuses robes de bal, le coussin de baptême du roi Léopold III, les dentelles sur les vêtements d'enfant du même roi, la garniture de baptême du roi Baudouin ou encore une nappe aux armes des Romanoff qui devait être offerte au tsar, mais le cadeau ne put jamais se faire pour cause de la révolution russe. On y verra aussi un magnifique couvre-lit créé par Khnopff lui-même.
L'exposition au Cinquantenaire montre de nombreux documents d'époque et des exemples de ces carafes d'eau et propose au visiteur une manière très originale de sentir le métier des dentellières. On peut manipuler le coussin et les fuseaux, sentir les points fortement agrandis. Destinée aux aveugles, cette partie est utile pour tout le monde. On peut même essayer d'y croiser les fuseaux !

1- Victor Hugo lui - même, dans Les Misérables, se fera l'écho de la renommée dentelle binchoise, Cosette recevant de M. Gillenormand une robe en dentelle de Binche dans sa corbeille de noces.

 

Updated on 06 Octobre 2016