La révolte des chômeurs

01 Janvier 1900 | par

Longtemps réduits à l’état de statistiques ou d’objets de sollicitude, les chômeurs français, en décembre dernier, ont fait leur entrée sur la scène politique en faisant entendre leurs revendications. Où en sont-ils ? Quels chemins doivent parcourir les demandeurs d’emploi ? Ce dossier leur est consacré.

Jusqu’à 1973, le taux de chômage des pays industrialisés était particulièrement faible. Oscillant autour de 3% de la population active, il était principalement composé d’un chômage frictionnel (délai d’attente entre deux emplois successifs) et d’un chômage volontaire résiduel. Un taux aussi bas était considéré comme quasiment incompressible, la machine économique ayant besoin de quelques pour-cent de chômeurs pour éviter une flambée des salaires et donner un peu de jeu au système. Les pays industrialisés avaient donc atteint une situation proche du plein emploi, la quasi-totalité des actifs étant mis au travail. Un quart de siècle plus tard, le taux de chômage pour l’ensemble de l’Union Européenne atteint les 12% (25 millions de personnes), deux fois le taux américain et quatre fois le taux japonais.

L’année 1973, souvenons-nous, c’est la veille du premier choc pétrolier . Dans la mémoire collective, la crise économique est liée au renchérissement des produits pétroliers. Peut-on pour autant avancer que la marée noire du chômage est la conséquence du seul choc pétrolier ? Rien n’est moins sûr. Les statistiques montrent en effet que l’augmentation du chômage dans les pays européens est antérieur au choc de 1974 et résulte de mécanismes plus subtils que ceux du prix du pétrole brut. Le retour de la valeur de l’or noir à un niveau antérieur à la crise n’a d’ailleurs nullement entraîné une diminution du nombre de sans-emplois.

 

Un phénomène sélectif

Les interprétations des économistes sont complexes et nous n’entrerons pas ici dans le détail des explications avancées. Retenons simplement le fait que, dès le début des années 70, les investissements dans l’industrie et les services ont eu tendance à se concentrer sur l’augmentation de la productivité du travail, ce qui a eu pour effet de diminuer le nombre de travailleurs nécessaires. Le niveau de qualification requis a lui aussi considérablement augmenté, par l’effet conjugué de l’introduction des nouvelles technologies et de la mondialisation de l’économie. Les industries nécessitant une main d’œuvre peu qualifiée se sont en effet délocalisées dans les pays du tiers-monde, caractérisés par des salaires et une protection sociale beaucoup plus faibles. Enfin, l’entrée sur le marché du travail des jeunes générations, issues du baby-boom de l’après-guerre, et d’un nombre de plus en plus élevé de femmes, a augmenté considérablement le volume de la population active.

En conséquence, ce sont surtout les travailleurs les moins qualifiés, les jeunes et les femmes qui ont souffert de la croissance du chômage. Les pays européens ayant gardé une protection sociale élevée, le marché du travail s’y est moins dérégularisé qu’aux Etats-Unis, ce qui explique le taux de chômage particulièrement élevé dans les pays de l’Union Européenne. Mais, ne l’oublions pas, un chômeur européen a en moyenne un niveau de vie plus élevé qu’un travailleur non qualifié aux Etats-Unis...

Soulignons par ailleurs que la richesse nationale des pays industrialisés n’a pas cessé d’augmenter depuis cette époque, malgré des fluctuations importantes. Ce que les statistiques et l’observation de la vie quotidienne nous montrent, c’est qu’une partie de la population a vu ses revenus, autant du travail que du capital, augmenter considérablement. Salaires mirobolants de certains cadres supérieurs et techniciens hautement spécialisés, dividendes plantureux des golden boys spécialistes en opérations boursières ou des détenteurs de capitaux judicieusement placés dans des paradis fiscaux, tout le monde n’a pas perdu à la roulette de l’économie mondialisée et dérégularisée. Le groupe des perdants, lui, n’a cessé de croître. Il touche avant tout les travailleurs peu qualifiés, issus de groupes sociaux disposant d’un faible capital culturel et économique. Toutes les statistiques le démontrent : ce sont ces travailleurs qui ont le moins de chances de trouver un emploi. Et comme le système scolaire sélectionne impitoyablement en fonction de l’origine sociale, la reproduction des inégalités se perpétue d’une génération à l’autre. Dans certaines familles, les enfants n’ont jamais vu leurs parents travailler, avec toutes les conséquences psychologiques et sociales que l’on peut imaginer : fragilisation de la cellule familiale, déstructuration de la vie quotidienne, perte de repères, concentration des populations les plus pauvres dans des ghettos urbains, délinquance, toxicomanie, absentéisme scolaire...

 

Du chômage à l’exclusion

Progressivement, le thème de l’exclusion sociale a pris le pas sur celui du chômage. Si un chômeur est un actif provisoirement sans travail, un exclu a quant à lui perdu tout espoir de retrouver un jour une occupation professionnelle. Des millions d’européens se retrouvent ainsi relégués dans les marges de la vie économique et sociale, ne devant leur survie qu’à l’octroi d’allocations sociales qui les maintiennent à la limite de la pauvreté.

Le mouvement des chômeurs français est significatif de cette évolution. D’abord par son existence même. Les associations de chômeurs, qui existent depuis longtemps, ont toujours été marquées par leur faiblesse due à la très grande difficulté de mobiliser leurs adhérents. On ne s’affiche pas volontiers chômeur, une identité négative qui ne suscite pas de fierté professionnelle comme celle des ouvriers de la sidérurgie ou des employés de la fonction publique. De plus, l’état de chômeur ayant pour vocation d’être provisoire, il n’induit pas une solidarité de condition sur le long terme. Mais voilà, le noyau dur des chômeurs de longue durée ne cesse d’augmenter. Plus de 37% des demandeurs d’emplois français sont inscrits depuis plus d’un an aux ANPE. Le provisoire s’installe dans la durée, avec la diminution des indemnités qui en résultent et la menace de fin de droits qui se profile à l’horizon. Les associations de chômeurs, liées à un syndicat ou indépendantes, ont vu progressivement le nombre de leurs adhérents et leur capacité de mobilisation augmenter. Et comme l’angoisse du chômage touche une partie de plus en plus importante de la population, leur mouvement bénéficie d’un capital de sympathie considérable.

La nature même de leurs revendications est aussi significative de la montée de l’exclusion durable en lieu et place du chômage provisoire. Comme l’ont bien remarqué les observateurs du mouvement français, les chômeurs défendent des intérêts catégoriels, comme les salariés. Perdant espoir de retrouver du travail, ils réclament un véritable statut du chômeur : gratuité des transports, prime de fin d’année, augmentation des minima sociaux pour les fins de droit, retraite anticipée... C’est en effet autour de la revendication d’une prime de fin d’année de 3 000 FF que le mouvement des chômeurs s’est cristallisé. Avant, on pouvait dire : Trop indemniser les chômeurs revient à les décourager de retrouver du travail. Et maintenant : Comme ils ne retrouveront jamais de travail, indemnisons-les correctement.

 

Un statut du chômeur ?

Accepter leurs revendications et reconnaître les associations de chômeurs reviendrait donc à avaliser la condition d’exclus sociaux d’une partie de la population. Ce dilemme explique en partie les réactions mitigées des syndicats et du gouvernement socialiste. Plutôt que d’accepter la fatalité du chômage en accordant un statut aux chômeurs de longue durée, la majorité des syndicats et le gouvernement préconisent une accentuation des efforts de création d’emplois et de partage du temps de travail. Ceci d’autant plus que l’effort budgétaire qui serait engagé pour mieux indemniser les chômeurs de longue durée se ferait au détriment des plans d’aide à l’embauche.

Seule parmi les syndicats, la CGT (proche du parti communiste) considère qu’une amélioration de la condition des chômeurs est aussi une manière de protéger les salariés. Une indemnisation trop faible inciterait en effet les chômeurs à accepter n’importe quel emploi précaire et mal rémunéré, ce qui fragiliserait le statut des salariés en place et ferait pression sur leurs salaires.

Les associations de chômeurs, comme ACI ( Agir ensemble contre le chômage ), l’Apeis ( Association pour l’emploi, l’information et la solidarité ) ou le MNCP ( Mouvement national des chômeurs et précaires ) sont quant à elles lassées des discours sur la reprise économique et le traitement social du chômage. Face à la situation de détresse matérielle et morale de centaines de milliers de familles, elles considèrent qu’il est plus que temps d’agir pour aider ceux qui sont tombés dans la trappe de la longue durée .

Leur détermination ne fait guère de doute, quand on considère les longues années de lutte que la plupart de leurs dirigeants ont derrière eux. Ainsi Maurice Pagat, 69 ans, qui occupait déjà le siège du patronat français (CNPF) en 1982 et faisait la grève de la faim pour obtenir un rendez-vous avec le gouvernement français. Ou Hubert Constancias, président du MNCP, un ancien bûcheron de 45 ans, chômeur sans indemnités, qui a de nombreuses années de galère derrière lui. Quant à Richard Dethyre, président de l’Apeis, après avoir travaillé en usine comme ajusteur-mouliste, il est devenu sociologue du travail et anime un séminaire sur la souffrance du chômage. En 1992, il publiait un livre au titre prémonitoire : La révolte des chômeurs.

Updated on 06 Octobre 2016