La traversée spirituelle de l’insomnie
« L’insomnie, c’est une pathologie bizarre. Comme s’il y avait une manette quelque part dans le cerveau qui ne fonctionnait plus. Les insomniaques ne savent plus dormir », constatait Bernard-Henri Lévy dans une récente interview à France-Inter. Dans son roman Nuit blanche, récemment édité chez Grasset, le philosophe et écrivain se livre sur ce mal qui l’affecte, et qui touche de nombreux écrivains qui assument parfois d’être des « oiseaux de nuit » dont le pic de créativité s’exprime plus facilement au cœur de la nuit que dans les soubresauts de la journée.
Mais au-delà de cette vision relativement créative, l’insomnie est avant tout une souffrance. Clémence, sujette à de nombreuses nuits blanches durant ses études de droit, a eu du mal à boucler sa thèse, prise dans une pénible série de rendez-vous médicaux au terme desquels elle a fini par recevoir un diagnostic de fibromyalgie, expliquant ses tensions et douleurs récurrentes qui l’empêchaient de dormir. Elle a ensuite pu mieux réguler son sommeil grâce à un régime alimentaire strict, mais aussi grâce à sa vie de famille. « La vie de couple m’a permis de trouver un certain équilibre. Mon mari est très attentif et compréhensif, il n’hésite pas à prendre le relais auprès de notre fille, et il m’incite à me reposer sans culpabiliser, alors que pendant que je préparais ma thèse, je veillais souvent jusqu’à deux heures du matin », se souvient la jeune maman. Mais celle qui était autrefois une catholique très pratiquante s’est beaucoup détachée de sa foi, trouvant désormais son équilibre dans une « approche purement rationnelle de la vie ».
Pour d’autres au contraire, la foi offre des outils puissants pour affronter les insomnies. Benoît, alors séminariste, se souvient d’une nuit de tiraillement à la veille d’un rassemblement diocésain durant lequel il devait intervenir en public. « J’étais dans un état d’épuisement total après plusieurs semaines d’insomnies liées au doute sur ma vocation. Vers 3h00 du matin, dans les larmes, je me suis mis à genoux au pied de mon lit en suppliant le Seigneur de m’accorder ne serait-ce que trois heures de repos… J’ai été exaucé sur ma demande précise, mais pas une minute de plus, puisque je me suis endormi aussitôt, mais je me suis réveillé précisément à 6h00. J’ai ri en regardant mon réveil : j’étais vraiment soulagé d’avoir dormi, mais je me suis dit que j’aurais dû négocier une ou deux heures de plus ! », se souvient-il, voyant dans cet épisode « un signe de l’humour de Dieu ».
Il a retenu de cet épisode le fait que le Seigneur « entend les demandes de ceux qui l’appellent dans la nuit, dans leurs chagrins secrets, grands ou petits. Cela rejoint “la grâce des larmes” dont parle souvent le pape François ». Encore sujet à des insomnies fréquentes, il a désormais une autre méthode pour s’endormir : répéter « Jésus, j’ai confiance en toi », ou, dans des difficultés relationnelles, prier « Marie qui défait les nœuds ».
Vivre « épuisé mais ravi »
Comme dans la célèbre chanson de Charles Aznavour, certains insomniaques arrivent à encaisser le manque de sommeil et à demeurer « épuisés mais ravis », en rayonnant dans leurs relations. Anne-Marie fut alitée durant deux ans à la fin de la Seconde Guerre mondiale, après avoir été contaminée par la tuberculose en soignant des blessés en pleine débâcle allemande. Elle n’a « plus dormi », ou très peu en tout cas, durant les 75 ans qui suivirent. « La nuit, je me lève pour lire, pour écouter des émissions, ou pour préparer la cuisine. Mais je n’ai plus jamais fait de nuit complète », se souvenait-elle.
Mariée mais sans enfant, cette femme à la forte personnalité a vécu chaque jour comme si c’était le dernier : elle qui se préparait à mourir à 25 ans a ainsi quadruplé son espérance de vie, ne s’éteignant qu’à 100 ans, au terme d’une vie de service et de générosité qui lui avait valu, dans son village et les environs, un surnom affectueux : « la Sainte ». Sa fatigue chronique ne l’avait pas conduite à se plaindre, mais elle avait au contraire pris l’habitude de demeurer toujours active, physiquement et intellectuellement, afin de ne pas flancher, et aussi de soutenir activement son mari, qui fut maire du village durant 30 ans.
L’insomnie touche aussi des personnalités connues… et pas seulement des écrivains ou des artistes tourmentés. Si le pape François a toujours assuré avoir un excellent sommeil, ce ne fut pas le cas de tous ses prédécesseurs : Paul VI avait un sommeil très léger, au point de réclamer l’extinction des fontaines de la place Saint-Pierre, dont le flot continu, la nuit, le contrariait. Quant à Benoît XVI, il fut sujet à des insomnies récurrentes dès le début de son pontificat, notamment car il était préoccupé par des tensions entre certains de ses proches collaborateurs. Si ces fragilités ont pu jouer un rôle dans sa renonciation en 2013, elles n’ont finalement affecté ni sa santé ni sa longévité, puisqu’il a vécu 95 ans. Un signe, peut-être, qu’une vie de foi profonde n’aide en réalité pas forcément à bien dormir… mais à bien vivre, assurément.