Le malaise belge

01 Janvier 1900 | par

Laboratoire européen ou nation en sursis, la Belgique vit des heures difficiles. La multiplication des affaires et l’instabilité communautaire minent l’unité du pays et révèlent la faiblesse de l’Etat. Dans la foulée de la Marche blanche, les citoyens belges pourront-ils imposer une autre manière de faire de la politique ?

Début 1994, le roi Albert II signait la nouvelle constitution fédérale sous l’œil attentif des autorités politiques du pays. Aboutissement de 23 années de réformes, les accords de la Saint Michel transformaient la Belgique unitaire en Etat fédéral. Emboîtés comme des poupées russes, les différents niveaux de pouvoirs avaient fait l’objet de laborieuses négociations entre les diverses tendances politiques et sociales. Heureux d’être arrivés à une pacification communautaire, de nombreux Belges pensaient que ces accords allaient enfin permettre d’orienter les efforts vers d’autres sujets que les réformes constitutionnelles. Deux années plus tard, les institutions ne semblent guère stabilisées et les événements de l’été 96, dans la foulée de nombreuses affaires politico-judiciaires non résolues, jettent une lumière crue sur le mauvais fonctionnement du pays. C’est dans ce contexte particulier que l’on peut comprendre l’intensité prise par les assassinats d’enfants et le cortège de manifestations d’une ampleur inégalée qui s’en suivit.

Un fédéralisme complexe

Adoptée il y a 3 ans, la Constitution de la Belgique fédérale ne brille pas par sa simplicité. Sans entrer dans les détails techniques, il est néanmoins important d’en dire quelques mots car le compromis choisi est significatif des tensions qui traversent le pays. Au sommet de l’édifice, l’Etat central gère une série de compétences demeurées nationales. La Défense, les Finances, les Affaires étrangères, la Justice, la Sécurité sociale sont toujours du ressort d’un parlement, d’un gouvernement et d’une administration où Flamands et francophones se retrouvent ensemble aux commandes. Les ministères et les administrations centrales sont bilingues et les grandes options se prennent au gouvernement fédéral. Mais certaines compétences risquent de se réduire sous l’effet de l’intégration européenne (la Défense est de plus en plus symbolique, les Affaires étrangères sont de peu de poids, les Finances risquent de perdre de leur importance avec l’avènement de la monnaie unique...), et d’autres sont convoitées par les régions qui veulent accroître leur pouvoir. Enfin, des attributions centrales de l’Etat fédéral ont été très violemment critiquées, suite aux événements récents qui ont secoué le pays. L’assassinat de militaires belges qui servaient comme casques bleus au Rwanda a mis l’armée sur la sellette, les enlèvements d’enfants et l’affaire des tueurs du Brabant wallon ont révélé les innombrables dysfonctionnements d’une Justice et d’une gendarmerie fédérales peu efficace.

Les communautés et les régions constituent l’échelon suivant. Les premières sont au nombre de trois et se définissent sur une base linguistique. Les communautés flamande, française et germanophone sont compétentes dans le domaine de l’enseignement, de la culture et de certaines matières sociales. Leur poids politique, au fil de l’évolution, apparaît plus faible que celle des régions. Celles-ci, également au nombre de trois, concernent des ensembles territoriaux et disposent d’importantes responsabilités dans le domaine de l’économie, de l’infrastructure, du logement, de l’environnement et du tourisme. La région flamande est entièrement néerlandophone, mais la région wallonne comporte une fraction de territoire germanophone autour des villes d’Eupen et de Saint Vith. Et si les wallons ont choisi la ville de Namur comme capitale régionale, les flamands ont résolument opté pour Bruxelles, peuplée à 90% de francophones et située en dehors de la région flamande! Choix qui a été rendu possible par la fusion de leurs assemblées communautaires et régionales, ce qui donne à leur désir d’autonomie, sinon d’indépendance, une base beaucoup plus solide. La Flandre comporte donc dans les faits un seul parlement et un seul gouvernement, même si sur le papier la région flamande et la communauté flamande sont toujours formellement distincts. Mais un des obstacles majeurs à la séparation définitive du pays, souhaitée par un nombre croissant de flamands, se situe à Bruxelles.

La troisième région cristallise en effet à elle seule toute la question belge. Sorte de Bosnie septentrionale, la région bruxelloise est une entité composée de 19 communes enclavées en territoire flamand. Bien que peuplée à 90% de francophones, Bruxelles est officiellement bilingue. Enfin, véritable couloir de Dantzig qui relie les neuf cent mille francophones de la capitale de l’Europe à leurs congénères wallons, les communes à facilités du sud de Bruxelles compliquent encore la situation. Peuplées d’une importante population francophone et situées en territoire flamand, ces communes sont parfois dirigées par des majorités francophones qui s’opposent aux autorités de tutelle de la région flamande. Dans l’esprit des flamands, les facilités octroyées (essentiellement le bilinguisme de l’administration) avaient pour simple objectif de permettre aux francophones de s’adapter à leur nouvelle situation, le temps qu’ils apprennent le flamand ! Mais les francophones n’ont jusqu’à ce jour manifesté aucune envie de se flamandiser. Les facilités risquent donc de s’éterniser, au grand dam des autorités du Nord.

Tout comme la Bosnie l’était pour la Yougoslavie, la région bruxelloise est donc une sorte de Belgique en miniature, dernier réduit où les deux communautés cohabitent dans un espace dont aucune ne veut se séparer. De plus, capitale du pays et de la Flandre (sans parler de l’Europe), la région bruxelloise dispose d’un gouvernement et d’un parlement souverain, largement dominé pas des francophones qui n’entendent pas couper les liens avec la Wallonie. L’indépendance de la Flandre, on l’aura compris, se heurte à un obstacle majeur. Elle ne peut y accéder qu’en renonçant à Bruxelles où elle a choisi d’établir son parlement et son gouvernement...

Malaise identitaire et dysfonctionnements

 

Cette situation ne serait qu’un beau cas d’école pour spécialistes en sciences politiques si elle n’avait de sérieuses répercussions sur le terrain. Comme on peut l’imaginer, le sentiment de partager une histoire et d’appartenir à une même communauté forme le ciment des nations. Sans cette appartenance vécue, un Etat apparaît vite comme une coquille vide. Soumis depuis des décennies à des réformes institutionnelles avec lesquelles les citoyens n’ont guère le temps de se familiariser, les Belges souffrent d’un cruel déficit identitaire. Si certains ont résolument opté pour une nouvelle identité flamande ou wallonne, la grande majorité de la population navigue entre deux eaux. Les commentateurs politiques et les sociologues se penchent d’ailleurs depuis de nombreuses années sur cette identité en creux tellement singulière, source d’une forme de spleen typiquement belge. Les ouvrages sur la société indicible ou la Belgique malgré tout font recette dans les deux langues.

 

Par ailleurs, les transformations incessantes qui affectent le paysage politique et administratif ne favorisent guère l’élaboration de projets à long terme, l’identification claire des responsabilités de chacun. Le caractère provisoire des institutions crée un manque de visibilité qui favorise la gestion à la petite semaine, sans véritable ambition réformatrice. Comment élaborer une véritable politique de santé publique si l’on ne sait pas qui aura la tutelle des hôpitaux dans cinq ans ? Comment favoriser une gestion cohérente d’aide aux personnes handicapées si la responsabilité de ce secteur s’émiette entre plusieurs ministères dont les compétences se modifient sans cesse ? Symptômes de cette incohérence, les fameux dysfonctionnements qui sont dénoncés chaque jour dans les commissions parlementaires qui se multiplient depuis un an (voir encadré). Dernier recours dans la tempête, le parlement est en effet investi de nombreuses missions d’enquête relatives aux affaires qui ont secoué le pays. L’assassinat des enfants, les tueries du Brabant Wallon, le sort tragique des casques bleus belges au Rwanda ou l’épineuse question des sectes (l’Ordre du Temple Solaire était co-dirigé par un Belge) font chacun l’objet d’une commission parlementaire qui débat en public.

Le mouvement blanc

Cette difficulté de se définir et de se reconnaître n’est pas sans rapport avec l’extraordinaire émotion populaire suscitée par la découverte des corps de Julie et Mélissa, d’Ann et Eefje, et de la petite Loubna. Wallonne, italo-belge, flamandes et marocaine de Bruxelles, les fillettes assassinés sont à l’image de la Belgique. Le chagrin et la lutte des parents sont aussi une révolte contre une société qui ne sait pas protéger ses enfants, leur deuil est aussi le deuil de la Belgique. L’inefficacité de la police et de la gendarmerie, les lenteurs de la justice et la faiblesse de ses moyens découlent en partie des incessantes réformes institutionnelles qui ont mobilisé tant d’énergie. Sur fond de crise économique et d’incertitude, l’action des parents a suscité un puissant sentiment d’identification dans de larges couches de la population. Les photos des enfants se retrouvent partout dans le pays, les marches blanches ont mobilisé des centaines de milliers de Belges, les débats de la commission parlementaire ont été suivis en direct par des millions de citoyens.

Contrairement à la crainte exprimée par d’aucuns, le mouvement blanc (couleur choisie en référence à l’innocence des enfants et à l’absence de lien avec les partis politiques existants) n’a pas du tout profité à l’extrême droite ni à quelque tendance poujadiste, vouant tous les politiciens pourris aux gémonies. Bien au contraire, la ténacité et la dignité des parents ont mis les hommes politiques devant leurs responsabilités, et c’est dans un dialogue souvent tendu mais constructif que les uns et les autres se sont attelés aux indispensables réformes. Plus aiguillon que parti politique alternatif, les comités blancs issus de la marche du 20 octobre 1996 participent à une revalorisation de l’action politique et de la citoyenneté responsable, permettant à de nombreuses personnes de s’engager concrètement dans l’action et le débat.

Malheureusement, près d’un an après la Marche blanche qui rassembla 350 000 citoyens de toutes provenances dans le cœur de Bruxelles, les réformes promises semblent marquer le pas. Des mesures simples, comme l’augmentation des moyens des parquets ou la réforme du système de rotation des juges pendant les vacances, n’ont toujours pas été prises, alors que les audits et rapports d’experts se multiplient sans déboucher sur des réformes concrètes. Faudra-t-il que le mouvement blanc se transforme en structure plus organisée pour imposer de véritables changements ? L’approche des prochaines élections, prévues en 1999, apportera sans doute une réponse.

André Martin

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La tourmente des affaires

La découverte des enfants assassinés, en août 1996, a mis en lumière une série de graves dysfonctionnements de la justice et des forces de police belges. La commission d’enquête parlementaire (dite commission Verwilghen), mise sur pied quelques mois plus tard, a d’ailleurs pour mission d’enquêter sur la manière dont le travail d’investigation avait été mené. Mais l’affaire Dutroux se situe dans le contexte d’autres affaires impliquant aussi le monde politique. Ainsi, en 1985, de mystérieux tueurs cagoulés sévissent dans le Brabant et tuent froidement, sans mobile apparent, plus d’une vingtaine de personnes à la sortie des supermarchés. La commission parlementaire sur les tueries du Brabant (la commission Van Parijs) montrera que les liens entre les tueries et une tentative de déstabilisation politique de la Belgique par l’extrême droite ne sont pas impossibles. Quelques années plus tard, en juillet 1991, un ancien vice-premier ministre et président du parti socialiste, André Cools, est exécuté à Liège. Après avoir piétiné quelque temps, l’enquête s’est dirigée vers le parti socialiste et un autre ministre a été inculpé et emprisonné pendant quelques mois, avant d’être relâché. L’arme du crime et les tueurs ont été retrouvés. On soupçonne un règlement de compte au sein du parti socialiste wallon. Enfin il convient d’ajouter à cette liste les multiples affaires de corruption liées au marché de l’armement. Ici aussi, ce sont des ministres socialistes, flamands et francophones, qui sont accusés d’avoir touché des pots de vin. La vente des hélicoptères Agusta à l’armée belge en 1993 et les irrégularités qui entourèrent ce contrat n’entraînèrent pas moins que la démission du Secrétaire Général de l’Otan et de quatre ministres ! Quant à l’affaire Dassault, elle a déjà fait démissionner le président du parlement wallon, en attendant d’autres révélations...

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Les communautés belges

La configuration humaine de la Belgique est plus subtile que ne le laisse entendre la classique opposition des Flamands et des Wallons. D’autres identités collectives se sont développées au cours de l’histoire du pays. Au centre de la Belgique, les bruxellois francophones forment un groupe très particulier. Fort de près d’un million d’individus, ils sont majoritairement issus de flamands francisés. Si les patronymes sont souvent flamands, le français est leur langue maternelle depuis plusieurs générations. Ne se sentant ni flamands ni wallons, les francophones établis dans la région bruxelloise tentent de résister à la tentative de flamandisation de Bruxelles tout en se démarquant de la Wallonie. Cette division interne du monde francophone belge explique la séparation entre la communauté française et la région wallonne. Une autre communauté autochtone est celle des germanophones de l’est du pays. Plus de soixante mille Belges sont de langue allemande et bénéficient d’institutions propres (parlement et gouvernement local, réseau d’enseignement, médias...). L’allemand est reconnu comme langue officielle en Belgique et tous les articles du Moniteur (le journal officiel belge) paraissent également dans la langue de Goethe. Enfin, l’immigration et l’établissement de nombreux travailleurs en provenance de l’Europe du Sud, de Turquie et du Maroc ont créé de petites communautés de Belges-Marocains, Belges-Turcs et Belges-Italiens qui contribuent à la complexité belge. De ce point de vue, Bruxelles concentre quasiment tous les groupes (à l’exception des germanophones), auxquels il convient d’ajouter les très nombreux fonctionnaires européens établis dans la capitale et des Africains en provenance des anciennes colonies (Congo-Zaïre, Rwanda et Burundi).

Updated on 06 Octobre 2016