L’inconnu du Reposoir

Ce mois-ci, à l’approche de Pâques, Le Messager propose aux enfants – et grands enfants – de plonger dans un conte de Pâques spécialement écrit par la romancière Anna Kurian.
26 Mars 2023 | par

Dans la famille de Mathilde, personne ne connaissait la Semaine sainte, les Rameaux, Jeudi saint, Vendredi saint, Pâques. Tout cela était vraiment loin. Mathilde était une petite fille très douce, très calme, un peu timide. Elle avait de grands yeux verts qui observaient ce qu’il se passait autour d’elle mais elle ne parlait pas beaucoup.
Un soir, alors que Mathilde était encore petite, en marchant dans la rue avec sa baby-sitter Élisa, elle vit de la lumière qui sortait d’une grande porte ouverte, en haut de grandes marches.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
– Une église, répondit Élisa.
– Pourquoi y a-t-il de la lumière ?
Sa baby-sitter haussa les épaules.
– Je ne sais pas.
– On peut y aller ? Je voudrais voir, dit Mathilde.
Toutes deux entrèrent. L’église était un immense bâtiment avec des rangées de bancs et des piliers sur les côtés. À l’entrée, un panneau indiquait « Reposoir » avec une flèche sur la gauche. La lumière venait d’une chapelle sur le côté. Quelques personnes étaient à genoux devant. S’approchant sans bruit, Mathilde vit un parterre de bougies qui brillaient, et de très jolis bouquets de fleurs blanches, jaunes et roses arrangées dans des vases. Au milieu de ces fleurs, il y avait une curieuse petite armoire. Et surtout, il régnait un très grand silence. Personne ne parlait. Des dames avaient les yeux fermés. D’autres avaient un petit livre ouvert dans leurs mains. Et tout le monde s’inclinait devant la petite armoire entourée de fleurs. Très impressionnée, Mathilde n’osa pas poser de question. Mais elle n’oublia pas. L’atmosphère était restée gravée dans son cœur. Les mois passèrent. Un an plus tard, voyant à nouveau la lumière par la porte grande ouverte, elle y entra. Il y avait le même écriteau « Reposoir »  et les mêmes fleurs dans la chapelle, et le même silence. Chaque année, Mathilde y retourna. Quand elle eut de l’argent de poche pour la première fois, elle acheta un petit bouquet de fleurs et elle le déposa à côté des autres, dans la chapelle. Mathilde grandit. Et elle continua à faire de même, d’année en année, quand elle voyait la lumière par la porte ouverte. Puis Mathilde grandit encore, et elle oublia les fleurs. Elle ne fit plus attention à la lumière, à la porte ouverte, elle avait d’autres préoccupations. Les adultes deviennent comme cela parfois.
En grandissant, Mathilde était restée timide et réservée. Elle n’avait pas beaucoup d’amis. Un jour, elle tomba malade. C’était l’hiver, il faisait froid. Par sa fenêtre, elle voyait le ciel gris, et elle se sentait très seule. Tout à coup, la sonnette de sa porte d’entrée retentit. Étonnée, Mathilde se leva. Elle alla ouvrir la porte mais il n’y avait personne. En revanche, sur le pallier, quelqu’un avait déposé un bouquet de fleurs. Mathilde prit le bouquet et le mit dans un vase sur sa table de nuit. Ses couleurs jaune et rouge avaient apporté le printemps dans son appartement. Cependant un mystère demeurait : qui avait apporté ce bouquet ? Quand elle fut guérie, Mathilde alla frapper chez son voisin malgré sa timidité. Un jeune homme ouvrit avec un gentil sourire.
– Oui ?
– Je… je suis la voisine, Mathilde, se présenta-t-elle en bredouillant.
– Ah bonjour, dit le voisin. Je m’appelle Francis.
– Est-ce vous qui avez apporté les fleurs devant ma porte ? demanda Mathilde.
Il semblait ne pas comprendre.
– Non… non ce n’est pas moi.
Malgré tout, même si ce n’était pas lui, Francis et Mathilde devinrent amis pour très longtemps. Les années passèrent encore. Mathilde eut beaucoup d’autres amis. Elle résolut beaucoup de mystères. Elle apprit de nouvelles langues, elle essaya de nouvelles recettes, elle visita de nouveaux pays, elle prit des bateaux, des avions, des trains. Elle connut de plus en plus de choses dans ce monde. Elle découvrit une pierre ovale brillante en creusant un trou dans son jardin. Elle découvrit que dans la crème de marrons il n’y a pas de marrons et que dans le chocolat blanc il n’y a pas de cacao. Elle découvrit quelle était la différence entre une abeille et une guêpe, et quelle était la différence entre un pingouin et un manchot. Mais elle ne découvrit pas qui avait laissé le bouquet devant sa porte. Elle sentait que c’était une main amicale, qui l’accompagnait, mais elle ignorait qui était cette main amicale.
Un soir, alors qu’elle était très très âgée, en sortant de chez le coiffeur dans la nuit, elle vit de la lumière sur le trottoir, qui sortait de la porte de l’église grande ouverte. Elle se souvint alors de ses visites au Reposoir dans son enfance. Elle réalisa aussi qu’elle ne savait toujours pas ce qu’était le Reposoir. Comme des années auparavant, elle entra avec curiosité et suivit le panneau « Reposoir ». Cette fois, il n’y avait personne dans la chapelle. Elle s’assit sur un banc. Elle resta un long moment en silence, devant les fleurs, les bougies scintillantes, la petite armoire. Puis un homme entra et s’assit à côté d’elle. Mathilde n’avait jamais vu cet homme, et pourtant elle était sûre qu’elle le connaissait.
– C’est toi qui m’as apporté le bouquet de fleurs ? demanda-t-elle.
L’homme sourit.
– Oui, c’est moi.
– Pourquoi ? questionna Mathilde.
– Parce que tu es venue me rendre visite au Reposoir.
– Qu’est-ce que le Reposoir ? interrogea-t-elle.
– Le Reposoir, répondit l’homme, c’est la mémoire des nuits de solitude, la mémoire des nuits de larmes, des nuits d’angoisse. La mémoire de la plus noire des nuits. Toi, tu m’as apporté des fleurs, tu m’as tenu compagnie dans cette nuit, la plus noire des nuits.
– Qu’est-ce que cette nuit ?
– C’est la nuit de Gethsémani. C’est la nuit où j’ai veillé seul, les genoux sur les pierres, entre les oliviers, avant d’être arrêté. La nuit où mes apôtres se sont endormis. Il est si facile de s’endormir, et si difficile de veiller avec moi.
– Pourquoi est-ce si difficile ? demanda Mathilde.
– Parce qu’on préfère oublier que cette nuit noire existe. Pourtant, elle existe chez tous les êtres humains, elle est au cœur de leur vie. Elle est là, dans les questions sans réponse, dans les blessures. Cette nuit noire est là quand on est oublié, quand on est trahi, quand on est moqué. Elle est là quand on est découragé. Dans la nuit de Gethsémani, j’ai vécu toutes ces nuits noires de l’humanité.
– Pourquoi as-tu vécu toutes ces nuits ? demanda encore Mathilde.
– Parce que j’ai voulu que ces nuits noires ne soient plus jamais tout à fait noires. Pendant ces nuits, si tu fais silence, si tu descends dans ton âme, tu y trouveras toujours un Reposoir. Il y aura toujours une bougie allumée, il y a toujours une porte ouverte, il y a toujours quelqu’un pour déposer des fleurs. Depuis la nuit de Gethsémani, rien n’est jamais perdu. Vois-tu, Mathilde, moi je serai toujours là au Reposoir, dans toutes les nuits de Gethsémani.
Mathilde hocha la tête. Elle avait senti sa présence dans ses nuits noires durant toute sa vie.

Updated on 26 Mars 2023
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