L’Ukraine franciscaine, sous les bombes russes

■ Au moment où nous écrivons ces lignes (début mars), l’invasion russe vient de commencer. D’ardentes prières montent vers le ciel pour que cette tragédie s’arrête au plus vite. Parmi elles, celles des fils de saint François présents dans ce pays.
24 Avril 2022 | par

Dans une lettre adressée à tout l’Ordre des Capucins et datée du 26 février, c’est-à-dire au début de l’invasion russe, le ministre général, le frère Roberto Genuin, s’est exprimé sur la situation des frères en Ukraine : « Aujourd’hui, nous comptons dans ce pays sept fraternités, avec trente-six frères, dont la moitié sont ukrainiens et l’autre, polonais. Ils sont tous volontaires pour rester en Ukraine et partager le sort du peuple. Nous leur en sommes reconnaissants. Certains couvents accueillent des personnes à la recherche d’un endroit plus sûr à l’abri des bombardements. Dans nos églises, on prie et on fait l’adoration du Saint-Sacrement et nos frères essaient d’être un soutien pour tous. Je les ai encouragés à ne pas craindre de partager généreusement leurs ressources : nous ne manquerons pas de les aider ».
Situation et comportement identiques des frères mineurs conventuels, également présents en Ukraine. Selon le responsable de la Custodie de la Sainte-Croix (l’entité conventuelle en Ukraine), « tous les frères sont dans leurs couvents et se rendent disponibles à la population. Les bombardements les obligent parfois à descendre dans les abris. C’est à Boryspil que la situation est très préoccupante, car cette petite ville, proche de Kiev, borde un important aéroport. Dans les autres couvents (Lviv, Mackivci, Kremenchuk et Bilshivtsi) on accueille des réfugiés ». On apprend aussi que des jeunes ont été baptisés par les frères avant de rejoindre leur unité combattante. Certains se sont mariés dans les mêmes circonstances.
Quant aux Franciscains, ils forment une province en Ukraine et comptent actuellement soixante-cinq frères répartis en seize couvents et desservant une cinquantaine de paroisses. D’après le ministre général, à la date du 24 février, tous les frères « vont bien, notamment ceux de Konotop, une cité au nord du pays, maintenant occupée par l’armée russe ». Ici également, les frères sont restés à leur poste, c’est-à-dire auprès des gens, et les couvents accueillent des personnes en quête de protection.
 
De retour au début des années 1990

Avec la chute du Communisme et le démantèlement de l’U.R.S.S., les trois branches du Premier Ordre (Franciscains, Capucins et Conventuels) ont repris pied en Ukraine à partir de la Pologne. Ils se sont surtout implantés dans l’ouest du pays, et notamment dans cette région de Galicie qui s’enfonce dans l’Union européenne et qui se prolonge en Pologne. Certes, dans la majorité des cas, ils n’ont pas retrouvé leurs églises et couvents d’avant la Seconde Guerre mondiale – ceux-ci ayant été soit détruits soit récupérés par l’Église orthodoxe. Mais les frères ont repris leur place au sein de l’Église catholique latine d’Ukraine. Pour preuve, ces photos qui circulent actuellement sur les réseaux sociaux et qui montrent les frères célébrant dans les sous-sols avec la population. Observons aussi qu’un frère conventuel, Édouard Kawa, est aujourd’hui l’évêque auxiliaire de Lviv.

Aux origines de la présence franciscaine en Ukraine
Si les fils de saint François atteignent Cracovie dès 1237, leur arrivée en Galicie est beaucoup plus tardive. Cette région, correspondant à la haute vallée du Dniestr, avait été épargnée par les invasions mongoles. Elle avait connu une certaine prospérité économique au XIIIe siècle, et s’était dotée d’une vraie capitale, Lviv. Sur le plan religieux, dès le début du siècle suivant, on relève la présence d’une éparchie (un évêché) orthodoxe. Peu avant 1350, le roi de Pologne, Casimir le Grand, s’en empare et désormais, en dépit des guerres et des frontières qui ont souvent varié, Galicie et Pologne auront toujours partie liée. Dès les années 1340, il existe peut-être un petit poste missionnaire franciscain à Lviv, mais il faut attendre la prise en main de la Galicie par Casimir pour que soit fondé un véritable couvent sous le patronage de la Sainte-Croix. Les rois de Pologne ne vont pas se désintéresser de cette fondation : en 1394, Wladislas Jagellon confirme aux frères les donations faites par deux bienfaiteurs, un Ruthène (habitant de la Galicie) devenu catholique et un Arménien. Ces franciscains (les actuels Conventuels) vont se développer, et au XVIIIe siècle, lorsque la Pologne est « partagée » entre la Russie, l’Autriche et la Prusse, ils comptent vingt-cinq couvents en Galicie.
Le célèbre prédicateur de l’Observance, Jean de Capistran, entre à Cracovie le 28 août 1453, ses frères (communément appelés Bernardins en raison de saint Bernardin de Sienne) connaissent un grand succès populaire, et par ricochet, la réforme observante s’implante en Galicie. En 1460, des aristocrates et notamment le staroste (chef politique) de Lviv, fondent le long des remparts de cette ville le couvent des Saints-André-et-Bernardin, qui a joué un rôle majeur au sein de la Galicie. Les Bernardins sont aux avant-postes de la mission, non seulement en direction des non-chrétiens, mais aussi des orthodoxes, ce qui provoque des révoltes. En 1464, l’église du couvent de Lviv est incendiée par les Ruthènes. C’est dans ce couvent que meurt en 1484 Jean de Dukla, ce prédicateur charismatique que Jean-Paul II a canonisé en 1997.
Troisième vague franciscaine, plus tardive, celle des Capucins. Des frères polonais s’implantent à Lviv en 1707. En 1780, est érigée la province capucine de Galicie, laquelle a pu se perpétuer jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale. À cette époque elle compte dix couvents et cent trente-neuf frères.

Un riche patrimoine
Infiniment moins connue que Prague et Cracovie, Lviv est une ville qui conserve de beaux monuments de style baroque. Son cœur historique est classé au Patrimoine mondial de l’UNESCO. Parmi ces trésors, le couvent des Bernardins, reconstruit au début du XVIIe siècle et intégralement conservé. Mais je lui préfère une église plus modeste, baroque elle aussi, dédiée à saint Antoine et desservie aujourd’hui encore par les frères conventuels. C’est la seule église latine à être restée ouverte au culte pendant toute la période communiste, et le seul couvent que les frères ont pu récupérer à leur retour dans les années 1990.

Pour en savoir plus :
Marie-Madeleine de Cevins (dir.), Démystifier l’Europe centrale. Bohême, Hongrie et Pologne du VIIe au XVIe siècle, Paris, Passés composés, 2021, 994 p., 29€

Updated on 24 Avril 2022
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