MATISSE – PICASSO

01 Janvier 1900 | par

Peinte à grands coups de brosse, la Vue de Notre-Dame de Matisse est l’une des surprises de l’exposition. Ce tableau conservé au musée d’art moderne de New York est rarement reproduit et peu exposé. C’est donc une découverte pour la plupart des visiteurs. L’atelier de Matisse se trouvait alors quai Saint-Michel et, de sa fenêtre, il aimait prendre la cathédrale pour motif. Au tout début du siècle, il l’avait souvent représentée avec des effets de surplomb et de contre-jour. Dans cette toile peinte en 1914, on est frappé par l’impérieuse simplification géométrique qui va jusqu’à la schématisation. Une période bien particulière dans son art qui correspond exactement au temps de la guerre, comme si Matisse cherchait dans ce dépouillement la pureté et la sérénité bien mises à mal dans le monde qui l’entourait. Dans cet étonnant tableau, le paysage est exactement découpé par le rectangle de la fenêtre, petit par rapport à l’ensemble. La plus grande surface représente le mur bleu de l’atelier. Il faut regarder par deux fois pour découvrir la superposition des niveaux de représentation et comprendre l’image.

Même sentiment dans La Leçon de piano, un autre tableau peint aussi pendant la guerre, en 1916, également conservé au musée d’art moderne de New York. Son frère Pierre en est le protagoniste. L’enfant avait été destiné à la musique par son père qui l’avait retiré du lycée afin qu’il se consacre à la pratique du violon. Ces études ne lui convenaient guère et il s’en échappa en partant au front. Matisse transcrit cette soumission forcée à la décision du père dans une implacable composition avec de savantes variations sur le triangle.

Parmi les autres œuvres de Matisse moins connues présentées ici, notons la Vue de Collioure de 1907 du Metropolitan Museum de New York, les Baigneuses à la tortue de 1908 du musée de Saint-Louis, le Portrait de mademoiselle Yvonne Landsberg de 1914 du musée de Philadelphie ou encore Coup de soleil dans les bois de Trivaux de 1917, provenant d’une collection particulière. Cette dernière toile est tout particulièrement intéressante d’autant plus qu’elle est mise en parallèle avec un Paysage de Picasso datant de 1908, car tel est le sujet de l’exposition, la confrontation de deux œuvres majeures de l’histoire de l’art du XXe siècle. Le rapprochement des tableaux de Matisse et de Picasso montre à quel point ces deux immenses personnalités étaient taraudées par les mêmes questions picturales. Au cœur de la recherche artistique, ces deux géants se respectaient et s’admiraient. Chacun apportait sa propre réponse sincère et brillante qui titillait l’autre. On peut parler à leur propos d’un véritable dialogue pictural, habile chassé-croisé d’idées inédites autour d’un thème, d’une technique ou d’une pensée. « Jamais personne n’a si bien regardé la peinture de Matisse que moi. Et lui, la mienne », avouera d’ailleurs Picasso.

Une cure de sobriété

Matisse, de douze ans l’aîné, chef de file de la révolution des Fauves, a été interpellé par le mouvement cubiste dont Picasso était l’un des leaders. C’était là une tentative de réponse à la question que se posait l’art moderne, à savoir : à quoi doit servir la peinture à partir du moment où elle se réduit à sa propre surface ? Matisse n’aimait pas Les Demoiselles d’Avignon, tableau auquel il riposta du tac au tac avec Luxe I, peint à Collioure au début de 1907, avec une technique percutante, caractérisée par l’étalement de la couleur pure déposée par coups de pinceau énergiques sur des personnages ébauchés. Les cubistes proposaient une décomposition de l’objet en éléments qu’ils agençaient sur la toile. Puis l’œil du spectateur refait le travail en sens inverse et les reconstitue dans leur ordre naturel jusqu’à la reconnaissance de la bouteille d’absinthe, du compotier ou du paysage.

Matisse restera toujours opposé à cette méthode dissociative. Une anecdote célèbre rapporte sa visite en 1908 au Bateau-Lavoir. Picasso et ses amis lui ayant expliqué que le tableau qu’on lui montrait représentait le sujet sous toutes ses faces, il fit remarquer que, pour lui, une seule de ses faces lui suffisait pour l’exprimer. En revanche, leurs points de vue se rejoignent dans l’évidence de la nécessité d’un style plus décoratif, plus plat, plus simple. Dans ce sens, la radicalité de Coup de soleil dans les bois de Trivaux, une toile toujours demeurée dans l’atelier de l’artiste, rarement exposée et jamais reproduite avant 1951, est spectaculaire. La décantation du motif, la violence des contrastes optiques, la crudité des taches de vert printanier, la sensation d’aveuglement que produisent les grandes bandes noires et blanches qui s’entrecroisent, renvoient aux chefs-d’œuvre de l’année précédente, les Marocains et Femmes à la rivière.

Divergences

L’écart avec Picasso va se creuser lorsque celui-ci se rapprochera des surréalistes que Matisse ne mentionnera jamais. Il répugne cette esthétique car il juge que la beauté existe dans la sérénité et non dans le convulsif. A la fin des années 20, Picasso réapparaît à la conquête du territoire de Matisse avec l’Odalisque. Matisse quant à lui va tenir compte des réalisations de Picasso dans ses portraits plus sereins et très épurés de Marie-Thérèse Walter et devient encore plus concis. La seconde guerre mondiale interrompra le dialogue des deux artistes pour cinq ans. Ils réapparaissent, unanimement considérés comme des monuments nationaux.

En 1942, Matisse surmonte une terrible opération d’un cancer du duodénum et deux embolies pulmonaires.
 « J’ai appris, il y a quelques jours, que les religieuses m’appelaient le Ressuscité. (...) Ce surnom me fait très plaisir. » Cette épreuve lui donne une nouvelle énergie.  J’avais tellement préparé ma sortie de la vie qu’il me semble être dans une seconde vie.  Libéré des contraintes, il renonce à la prudence et annonce fièrement :
« Je ferai des fresques. » Ainsi à partir de 1947, Matisse, toujours à la recherche de la sérénité et dont l’œuvre est une véritable quête spirituelle, se lance dans deux programmes religieux, la décoration de l’église d’Assy avec Bonnard, Braque, Chagall, Bazaine... et surtout la chapelle du Rosaire de Vence. Picasso qui a adhéré au mouvement communiste lui reproche de ne pas décorer plutôt un marché ou un autre lieu public. D’autres s’en mêlent. Matisse est blessé mais poursuit sereinement son œuvre d’allégresse. Un extraordinaire dialogue s’établit avec le père Couturier, homme intelligent et sensible qui a su défendre le point de vue des artistes les plus modernes et est à l’origine de magnifiques réalisations religieuses.

L’énorme effort requis par la chapelle laisse Matisse épuisé plus souvent et plus longuement qu’autrefois. Il faut dire qu’alors le maître avait déjà 80 ans passés. Et c’est au travail que la crise cardiaque va le terrasser. Il reste en aboutissement de sa quête l’un des plus beaux et des plus lumineux espaces spirituels qui existent de par le monde. La disparition du peintre du bonheur fera apparaître un grand vide dans la vie de Picasso. « Quand l’un de nous deux mourra, il y aura des choses que l’autre ne pourra plus jamais dire à personne. « Jamais phrase ne parut plus prémonitoire. Picasso, orphelin de ce père en peinture indulgent et assez compréhensif, tente de poursuivre le désormais impossible dialogue. « Une étoile s’était éteinte au ciel de Picasso, se souvient Françoise Gilot, la compagne de Picasso. »

Comme pour se rapprocher encore plus de Matisse, de même que dans la conversation, ils se parlaient par le truchement d’un autre artiste reprenant le thème d’un tableau de Delacroix, les fameuses Femmes d’Alger. Il a commencé à remanier, reconstruire et re-déconstruire, à refaire des parties. Pendant deux ans, il n’a fait presque que cela. Ce fut sa manière à lui de faire son deuil, de lui rendre hommage et d’exprimer toute sa tendre admiration.

 

Grand Palais, 3 av. du Général Eisenhower 75008 Paris. Tél.: +33-(0)1-44 13 17 10. Jusqu’au 6 janvier.

Catalogue 408 pages, 45 _.

Updated on 06 Octobre 2016