Paul Ricœur

22 Juin 2005 | par

D’aucuns ont reproché à Paul Ricœur d’être un tiède parce qu’il essayait de trouver la conciliation.
Ce n’est pas une faiblesse : la ligne du juste milieu selon le terme d’Aristote que Ricœur appréciait, était chez lui, au contraire, une perpétuelle recherche de la tension optimale la plus supportable. Le tragique existe pour Paul Ricœur, il l’a rencontré intellectuellement et personnellement, dans la guerre. Il est né au début de la première guerre mondiale, sa mère est morte à sa naissance, un an plus tard son père a été tué à la guerre. Il a grandi chez ses tantes dans un milieu qui a voué un culte au père et dans un protestantisme rigoriste. Il a développé une protestation contre ce discours bien pensant, protestation qui a pris la forme d’un pacifisme. Paul a mis du temps à se résigner à défendre l’Etat de droit, ce qui fut pour lui un premier combat. Il est contemporain de Simone Veil, Albert Camus..., cette génération qui a mis du temps à réaliser ce qui était en train de se préparer. Prisonnier dans un camp en Poméranie, il traduit clandestinement les Ideen de Husserl, fondateur de la phénoménologie et le publie à la Libération. Ricœur a rencontré le mal, non comme un petit problème théorique ou de culpabilité, de péché personnel, mais comme un désastre collectif, historique. Le mal, le tragique, nous dépasse, et pour comprendre la pensée de Paul Ricœur, il faut la rapporter à cette épreuve d’un malheur premier.

Comment appréhende-t-il le problème du mal et quel rapport fait-il avec la théologie ?
Une bonne introduction à sa pensée est une conférence sur le mal publiée à la fin de sa vie chez Labor et Fides, Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie. Quand il l’écrit, il ne sait pas que ce texte va s’adresser à lui-même, père malheureux dont le fils se suicide. Ce livre est d’une probité intellectuelle, spirituelle et morale extraordinaire. Il commence par démanteler les prétendues explications, justifications du mal véhiculées dans la philosophie et la théologie. Une fois démantelée la rationalisation théorique du mal, il reste à agir contre. Le mal est subi par quelqu’un parce que quelqu’un d’autre le commet. Il y a une dimension politique, historique, sociale, du malheur. Ce n’est pas lié à des intentions individuelles coupables, c’est plus ample. Un système peut faire du mal. Il y a critique du totalitarisme mais pas seulement. Il faut ne pas commettre le mal, entraver le mal commis, le punir et réparer celui qui est subi. Mais on n’arrive pas à agir complètement contre, il y a un mal qui excède les explications, l’action, on ne peut que s’en plaindre, le pleurer dans la lamentation. On ne peut même plus accuser. Il y a comme une spiritualisation de la plainte quand elle se fait prière, sentiment de remise à Dieu, louange, effacement de la plainte dans l’ invocation, gratitude : mon malheur n’est pas si important. Ce petit livre montre bien la démarche de Paul contre le mal.

Ricœur n’est-il pas un philosophe en chambre ?
Non. La philosophie rend compte de choses qu’elle ne peut pas entièrement comprendre, à la limite elle ne peut rien comprendre à elle seule. C’est pourquoi elle a recours à des choses non philosophiques, histoire, sciences humaines, littérature, tragédie, textes bibliques auxquelles on fait appel pour traiter du mal (Job par exemple). Voilà le cœur de la démarche de Ricœur, de ce qu’on appelle l’herméneutique : une philosophie herméneutique est une philosophie qui sait que nous ne pouvons qu’interpréter quelque chose qui est déjà là et que nous ne pouvons pas créer par nous-mêmes.

Le Christianisme, sa foi, interviennent-ils dans l’élaboration de sa pensée ?
Sans doute. Il s’est toujours méfié de l’idée qu’il serait un philosophe chrétien, comme s’il y avait une synthèse possible alors qu’il cherchait à augmenter la tension en lui entre le philosophe et le chrétien.

C’est un chrétien philosophe ?
On peut dire ça... Il disait qu’il était protestant par un hasard de naissance. Il disait : « J’ai fait d’un hasard un destin par un choix continu. » La naissance ne suffit pas, il faut choisir de rester protestant, avec une fidélité parfois critique. Il avait le sentiment que la vivacité d’une culture pouvait se manifester dans le scandale, c’est à dire une protestation contre la complaisance à soi. Il n’avait pas cette complaisance. Ce qui est protestant chez lui, c’est d’être en même temps homme de la tradition, de l’interprétation, héritier, et homme de la critique, de la distance, de la différence. Il n’est pas sûr qu’on puisse avoir confiance, il faut interpréter, et en même temps c’est un homme de la confiance, en Dieu, en l’autre, en soi, dans le témoignage, l’attestation. Comment arriver à une confiance offerte, qui s’efface pour laisser place aux autres pour qu’ils aient aussi confiance : voilà l’éthique de la foi de Ricœur. Un de ses grands livres s’appelle Soi-même comme un autre. Comment accepter de s’aimer soi-même comme n’importe quel autre ? C’est plus facile, dit-il, de se haïr soi-même que de s’aimer soi-même, comme un autre.

Ça sonne paradoxalement évangélique, ça fait écho à « tu aimeras ton prochain comme toi-même », mais c’est pris par un autre bout.
C’est ce qu’il appelle une métaphore vive. On inverse quelque chose pour lui redonner sens.

Parlez-nous de Ricœur, lecteur de la Bible.
La Parole s’oppose au langage, qui est déjà là, déposé. La Parole est ce qui s’empare de moi, c’est mon acte et en même temps un acte qui me traverse. Il faut commencer par parler de la parole avec un petit p, fugace, éphémère, qui s’efface au fur et à mesure. Ricœur avait un sens aigu de la fragilité de la parole. Même avec un grand P elle est vulnérable : elle peut être crucifiée. Il y a des paroles qui ont un statut particulier, rassemblées dans le canon biblique auquel Ricœur s’est intéressé. Il y a canon parce que quelque chose doit être transmis, et parce qu’il y a des choses différentes qu’on va mettre ensemble. Il insistait beaucoup là-dessus. Ses études sur la Bible, (Penser la Bible…) ne sont pas des méditations d’exégète, théologiques. Même s’il a une grande culture théologique, ce qui est important c’est sa lecture philosophique de la Bible. Il montre qu’il y a des grands genres différents (narratif, épique, prophétique, tragique, poétique...) à travers lesquels on voit Dieu sous plusieurs profils. Ce qui est étonnant, c’est qu’il a appliqué à Dieu qui est pour lui un sujet personnel, sa démarche philosophique en général. C’est libérateur pour la théologie qui a souvent l’esprit de système : c’est comme ça ou c’est pas comme ça. Ricœur montre qu’il faut être modeste, on ne sait pas bien comment c’est. On ne peut pas mettre la main sur le concept de Dieu.

La question du temps ?
Dans la littérature, le temps humain est toujours raconté. Les humains n’ont aucune prise directe sur le temps. D’où venons-nous... Qui sommes-nous ? « Qui dites-vous que je suis », dit le Christ. Ricœur répond que l’identité est narrative, les humains peuvent se raconter le temps, mais en même temps personne ne pourra nous raconter entièrement. Notre identité n’est entièrement recueillie que dans la mémoire de Dieu. Le philosophe Ricœur devient l’homme Paul qui s’abandonne à Dieu en disant : « pour moi je ne réclame rien », il le dit comme cela.

Quelle image doit-on garder de lui ?
Il faut garder l’image d’un homme enjoué, facétieux, d’une grave gaieté._x007f_

Le pardon par Paul Ricœur

[…] Après la fin du communisme, on retrouve les gens comme ils étaient il y a soixante ans ; c’est un peu comme si on les avait sortis d’un réfrigérateur. Or ils font preuve tantôt d’excès, tantôt de défaut de mémoire […] Leur mémoire est accablée par le souvenir des humiliations subies dans la perte de leurs grandes espérances… Il y a une forme d’oubli qui résulte de ce défaut, à quoi s’oppose un oubli actif qui implique au contraire ce travail d’élaboration ; ce dernier oubli est sélectif, et c’est lui qui permet de construire une histoire intelligible. C’est lui aussi qui permet le pardon, lequel n’est pas le contraire de l’oubli, mais le suppose. Car quel oubli supposerait-il ? L’oubli de la dette et non pas l’oubli des faits. Bien au contraire, il faut garder une trace des faits pour pouvoir entrer dans une thérapie de la mémoire […]

Soyons cependant très prudent dans l’emploi de la catégorie du pardon, qui ne doit pas se transformer en exigence ou en une prétention_x007f_: « Mais comment ? Vous ne voulez pas me pardonner ? » La première notion, ici, c’est celle de demande, et toute demande de pardon doit pouvoir affronter le refus, c’est-à-dire l’impardonnable. Sans cela, il n’a pas de sens. Mais il est certain que, lorsqu’il est donné, il a une immense valeur curative, non seulement pour le coupable, mais aussi pour les victimes. Car il permet de reconstruire une mémoire, à la façon dont, dans la cure analytique, le patient reconstruit une mémoire intelligible et acceptable.

Le pardon brise la dette mais non pas l’oubli […]

(La critique et la conviction,
Calman-Lévy
, 1995).

 

Updated on 06 Octobre 2016