Pour une théologie africaine incarnée

01 Janvier 1900 | par

L’abbé Bénézet Bujo, prêtre congolais, vice-recteur de l’Université de Fribourg (Suisse), vient de publier un ouvrage collectif intitulé La théologie africaine au XXIe siècle, quelques figures. Il plaide pour un christianisme empreint de culture africaine. Car la théologie judéo-chrétienne ne peut pas tout conditionner. Entretien. *

 

Déo Negamiyimana. Qu’entendez-vous, Père, par “théologie africaine” ?
Père Bénézet Bujo. La théologie africaine est un discours sur Dieu à partir des réalités que l’on vit. Nous voulons présenter la foi chrétienne dans un vocabulaire, un contexte et une philosophie familiers aux Africains. La théologie africaine existe, même si le grand public l’ignore.

 

– Où se situe cette théologie par rapport aux autres ?
– En particulier, depuis le synode africain de 1994, elle parle de l’Eglise africaine comme d’une famille à trois dimensions. La dimension des vivants, celle des morts et celle de ceux qui ne sont pas encore nés. Cela voudrait dire que nous devons être en communion avec nos morts, par le dialogue permanent avec eux. Cette foi doit être transmise à la génération future.

– Dans quel sens les enfants sont-ils concernés dans votre mentalité africaine ?
– Pour nous, les enfants non encore nés appartiennent à la communauté des vivants et des morts. Ces enfants prolongent la communauté existante des vivants et des morts. En étant en relation avec nous-mêmes, nous n’oublions pas les humains qui vont venir. Nous pouvons déjà leur donner une personnalité dans la foi.

Qu’entendez-vous par “l’Eglise-famille” ?
– Cela signifie que nous sommes tous frères et sœurs, et que nous devons nous soutenir mutuellement dans la foi. En Afrique, la personne humaine se constitue à partir de relations interpersonnelles, y compris les relations avec les défunts. Nous ne pouvons exister dans la foi si nous ne sommes pas en relation avec la communauté de l’invisible, les ancêtres et les morts en général. La différence est importante par rapport à la théologie occidentale.

– Comment représentez-vous Jésus ?
– La théologie occidentale donne plusieurs titres à Jésus. Mais ils ne signifient pas grand chose pour les Africains. Si nous nous référons au Nouveau Testament, Jésus dit : « Je suis venu afin qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient en abondance » (Jn 10, 10). C’est cette vie-là qui est importante en Afrique.

– Jésus parle donc de la vie comme les Africains ?
– Le Christ est conçu comme le prototype même de la vie. Dans le contexte africain, chacun de nous en appelle aux ancêtres ou aux arrière-ancêtres qui, eux, ont donné la vie à toute une descendance. Le Christ est donc à l’origine d’une vie infiniment élevée. C’est pourquoi, pour les Africains, le Christ est “l’ancêtre par excellence”, ou mieux, “le proto-ancêtre”.

– Comment l’Africain conçoit-il la vie au sens éthique ?
– Au point de vue éthique, l’Africain accepte, par exemple, le malade dans sa communauté lui reconnaissant toute sa dignité humaine. En Occident, on en est à l’euthanasie. La façon dont les Africains accompagnent leurs morts dans la communauté est à concevoir dans le sens de l’Eglise-famille. On assiste le mourant jusqu’au bout.

– Cela signifie que la communauté supporte une part de la souffrance du malade ?
– Oui, sa souffrance semble être portée par toute la communauté. On accompagne le malade jusqu’à sa mort. Et la façon dont on entoure le malade peut même l’aider dans sa guérison. C’est aussi ce que dit l’Eglise quand elle enseigne que le sacrement des malades peut faire retrouver la santé. En Occident, le sacrement est devenu une affaire individuelle. ça se passe entre le malade et le prêtre. En Afrique, la communauté devient le lieu où se donne ce sacrement.

– Pourquoi ne pas faire moins de place aux paroles et aux publications ?
– En Afrique, la parole et la palabre ne sont pas une perte de temps. Il n’y a rien de plus pratique qu’elles. On ne voit pas les choses seulement sous leurs aspects matériels. La présence devant un malade, même quand on n’a rien à lui donner, signifie beaucoup de choses. La parole est à la base du développement quand elle est pratique. Nous n’écrivons pas pour écrire.

– Où vous sentez-vous à l’aise en disant la messe ? En Afrique, en Occident ?
– Question subjective. L’Esprit souffle là où il veut, quand il veut et aussi longtemps qu’il veut. Dieu ne fait exception d’aucune personne et d’aucune culture. Quand je suis en Occident, je fais comme saint Paul qui dit : « Pleurez avec ceux qui pleurent, réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent. » J’essaie d’entrer dans la logique de la culture européenne sans oublier la mienne. Je me dis que ce que font les Européens est valable même si je le fais autrement. Tout cela constitue les différentes formes de piété dans la logique de l’Eglise-famille. Je suis donc tolérant. Je sais que Jésus est noir et blanc. Après sa Résurrection, je reconnais qu’il n’appartient à aucune ethnie. Chacun peut se faire une représentation de Jésus, le Christ.

 

– Quelle est la place de l’art dans votre foi ?
– L’inculturation ne concerne pas que la foi mais aussi l’art. Nos églises africaines dans lesquelles on joue au tambour ne peuvent pas être construites comme celles de l’Europe qui doivent s’adapter au son de l’orgue. Je milite pour qu’en Afrique l’art religieux soit de plus en plus inculturé.

 – Quelles sont les limites à la théologie africaine ?
– Lorsque nous parlons de cette théologie, nous n’avons aucune intention de la canoniser. La tradition africaine a aussi des côtés négatifs, à corriger en confrontation avec la parole de Dieu, le dialogue avec les autres continents mais aussi en confrontation avec la culture elle-même. La culture africaine contient sa propre dynamique pour corriger ses côtés négatifs. Par exemple, dans le temps, certaines tribus africaines considéraient les jumeaux comme anormaux. On pensait que ces deux enfants constituaient une menace pour la communauté. Avec le dialogue moderne dû à la science, les jumeaux sont devenus une surabondance de la vie.

– Y a-t-il compatibilité entre théologie africaine et théologie judéo-chrétienne ?
– Ce sont deux points de référence qui se complètent. Quand vous dites “judéo-chrétienne”, vous faites référence à la culture et à la société juives au sein desquelles la conception biblique de la vie est proche de celle de l’Afrique. En ce sens, les deux théologies sont compatibles. Il y a aussi le terme “chrétien” qui implique différentes cultures dont celle de l’Orient, la plus proche de la Bible. Les Européens ont bâti une bonne philosophie, mais qui ne doit pas tout conditionner. La nôtre est aussi valable, mais elle ne peut pas non plus tout conditionner. Les deux philosophies sont complémentaires et conduisent au même but, à savoir l’approfondissement de la parole de Dieu.                                           

 

* La théologie africaine au XXIe siècle, quelques figures ; Editions universitaires Fribourg.

Updated on 06 Octobre 2016