Quand Mossoul était capucine

À Rome comme à Mossoul ou à Bagdad, on envisage avec enthousiasme le prochain voyage du pape François en Irak. Espérons qu’il puisse vraiment se réaliser !
22 Mars 2021 | par

Observez bien les images du périple historique du pape François en Irak : vous verrez à coup sûr paraître au détour d’un plan le bel habit noir et blanc des fils de saint Dominique. Ce sera fugace : la province dominicaine de France compte aujourd’hui une petite dizaine de religieux en Irak (en majorité des Irakiens). Ils sont répartis en deux couvents, l’un à Bagdad, l’autre à Mossoul. Expulsés de cette dernière ville en 2014 par l’État islamique, les frères prêcheurs sont courageusement revenus. Leur couvent, « Notre-Dame de l’Heure », a été profané, pillé, saccagé, mais il n’a pas été détruit. Son campanile continue à se dresser fièrement sur la vieille ville, avec son horloge aux quatre cadrans qui a donné son nom au couvent. N’oublions pas que c’est l’impératrice Eugénie (l’épouse de Napoléon III) qui, en 1881, en avait fait cadeau aux frères. Il s’agit d’ailleurs de la première horloge publique en Irak.
En 1856, les dominicains français ont pris la succession de leurs frères italiens qui, un siècle auparavant, avaient eux-mêmes succédé aux capucins français. Ainsi va souvent la mission de l’Église, un ordre religieux prenant le relai d’un autre, et au sein d’un même ordre, une nationalité assurant la relève d’une autre.

Les capucins français en Irak
La première règle écrite par François d’Assise — celle de 1221, un anniversaire de plus ! — évoque déjà des frères « qui vont parmi les sarrasins et autres infidèles », et toute l’histoire de l’ordre est ponctuée de grandes épopées missionnaires. Au XVIIe siècle, les capucins français se tournent vers l’Orient. Pacifique de Provins ouvre la voie en 1622 par une expédition pionnière qui le mènera de Constantinople à Damas. À son retour, il obtient de la jeune Congrégation romaine chargée des missions (la Propaganda Fide) l’autorisation d’envoyer des capucins français comme missionnaires en Orient. Sous la haute direction de l’Éminence grise de Richelieu, le célèbre père Joseph, les frères s’implantent à Constantinople (1626), puis dans les îles de la mer Égée et à Smyrne. Au cours d’un deuxième voyage (1628-1629), Pacifique de Provins jette les bases de la mission en Perse, et reçoit la permission de fonder des résidences à Bagdad et Ispahan. Par la suite, les capucins français prennent pied dans plusieurs villes du Moyen-Orient (Alep, Diarbékir, Mossoul, Tabriz), mais aussi à Chypre, au Liban, en Égypte, en Éthiopie et jusqu’en Inde (Surat et Madras).
Après la mort du père Joseph (1638), cette vaste mission orientale est divisée en trois circonscriptions (ou « custodies » en langage franciscain), relevant directement de trois provinces capucines françaises, Paris, Touraine et Bretagne. À la custodie de la province de Touraine, dite custodie d’Alep, reviennent les postes missionnaires de Chypre, d’Égypte, d’Irak, de Perse et d’Inde. En 1670, un rapport du custode, Jean-Baptiste de Saint-Aignan, adressé à Colbert, indique que les capucins missionnaires de Touraine sont au nombre de trente-quatre.
 
Capucins de Touraine au Moyen-Orient

Vivant en territoire contrôlé par les Ottomans, nos capucins doivent d’abord se faire accepter par les autorités locales, ce que facilitent souvent leurs compétences en médecine. Il leur faut apprendre des langues, parce que, comme l’écrit l’un d’eux, « la parole est le premier instrument, après la prière, pour recueillir du fruit et sauver les âmes ». Ainsi, Jean-Baptiste de Saint-Aignan parle l’arabe, l’arménien et le turc. Une fois formés, les missionnaires vont adopter une attitude différenciée, en fonction des religions rencontrées. Vis-à-vis des musulmans, ils semblent avoir renoncé à tout espoir de conversion et se contentent de baptiser des enfants à l’article de la mort. Par rapport aux chrétiens orientaux non-catholiques (syriens, nestoriens, arméniens), ils cherchent à nouer le contact avec leurs patriarches afin de les inciter à rejoindre l’Église romaine. C’est ainsi que vont naître certaines Églises orientales « unies » à Rome. Les capucins ont également travaillé à une meilleure formation des catholiques, qu’ils soient latins ou maronites. Ils ont prêché et confessé, mais aussi établi le Tiers-Ordre parmi les laïcs. Enfin, les missionnaires ont fondé beaucoup d’espoir de conversions sur ceux qui n’étaient ni musulmans ni chrétiens, comme les Yézidis – ce peuple qui a été violemment persécuté par Daesh.

Les capucins à Mossoul
Régulièrement, les capucins doivent affronter l’adversité, et parfois abandonner leurs postes missionnaires. S’agissant de Mossoul, le rapport indique que les pères ont cherché à s’y implanter dès 1636 « avec un applaudissement général de tous les chrétiens qui les laissèrent prêcher dans leurs églises, dire la Messe, et contribuèrent au bâtiment de leur couvent. Mais la tyrannie les obligea de se retirer peu de temps après ». Depuis, ils s’y sont rétablis malgré « d’assez grandes contradictions ». En 1670, « ils y ont une maison, ont baptisé plus de cinquante petits enfants Turcs qui étaient à l’extrémité, ont confessé grand nombre de chrétiens, et étant trois religieux qui parlent l’arabe, ils s’occupent particulièrement à tâcher de réunir le Patriarche des Nestoriens à l’Église Romaine ». À partir de la fin du XVIIe siècle, les candidats français à la mission se font plus rares, et les effectifs de la custodie fondent comme neige au soleil. En 1722, à Mossoul, le dernier capucin présent est assassiné et sa résidence est dévalisée par des chrétiens « schismatiques » — comme on disait alors. C’est à partir de 1747 que les Dominicains prennent le relai et qu’ils vont exercer un apostolat particulièrement fécond (notamment grâce à leurs écoles) jusqu’aux tragiques évènements de l’été 2014.
Aujourd’hui, dans Mossoul, pas un pan de mur, pas un nom de rue, pas une inscription pour faire mémoire des capucins français. Tout juste — grâce au savant dominicain Jean-Marie Mérigoux, qui vient de nous quitter —, peut-on situer l’emplacement de leur couvent, à proximité de l’église syrienne Tâhira de Qal’a et du Tigre, le fleuve qui sépare Mossoul de l’antique Ninive. Aucune trace visible, donc. Mais les chrétiens mossouliotes — même peu nombreux et fragilisés — existent toujours et peuvent aujourd’hui encore habiter et prier dans leur ville. Les capucins français n’ont donc pas semé en vain.

Updated on 22 Mars 2021
Laissez un commentaire