Rencontre avec... Geneviève Jurgensen

19 Mai 2008 | par

Directrice de la rédaction de Notre Temps, Geneviève Jurgensen est à l’origine de “la Ligue contre la violence routière” qu’elle a créée 3 ans après la mort de ses 2 filles. A l’aube des départs en vacances, elle revient sur le drame qui a fait basculer sa vie.


En 1983, trois ans après la mort de vos deux filles de 4 et 7 ans, vous avez fondé la Ligue Contre la Violence Routière. En quoi consiste son action ?
L’accident qui a coûté la vie à mes filles a été causé par un jeune homme qui roulait trop vite. A ce moment précis, je n’ai eu qu’une question en tête : ai-je ou non des raisons de me révolter ? Autrement dit : ce qui est arrivé à mes filles relevait-il de l’accident ou du scandale social ? Après des recherches, je me suis aperçue que la France était très en retard sur la question de la sécurité routière. C’est ainsi qu’avec une autre mère de famille, nous avons créé la “Ligue”. C’est un groupe de pression qui a pour but de favoriser par tous les moyens légaux la lutte contre la violence routière. Notamment en suggérant des mesures et en veillant à leur adoption.

Vingt-cinq ans et une Légion d’honneur plus tard, quel bilan faites-vous ?
La violence routière reste partout un drame affreux mais la France a rattrapé son retard. Les chiffres parlent d’eux-mêmes ; je les rappelle souvent à ceux qui s’interrogent encore sur la nécessité de contraindre les gens à des mesures de sécurité : entre la mort de mes enfants et aujourd’hui, nous sommes passés de près de 13 000 morts par an sur les routes, dont 1 000 enfants de moins de 15 ans, à 4 600 morts dont 200 enfants de moins de 15 ans.

De quelle mesure êtes-vous la plus fière ?

L’obligation d’attacher les passagers à l’arrière me tient à cœur bien sûr. J’y vois un cadeau de Mathilde et Elise aux enfants d’aujourd’hui. Elles seraient en vie si cette loi avait été en vigueur, ce 30 avril 1980 où elles partaient avec leur oncle, leur tante et leur cousine voir leurs grands-parents.

Quels sont vos conseils à ceux qui s’apprêtent à prendre la route des vacances ?
Ils sont simples, voici les quatre principaux : renoncer à la vitesse, faire une pause toutes les deux heures, ne pas boire une goutte d’alcool, et veiller à ce que tout le monde soit attaché.

Par cet engagement, avez-vous cherché à donner un sens à la mort de vos filles ?
Leur mort n’a aucun sens ! Quand bien même elle m’aura permis, grâce à mon engagement, d’épargner à d’autres enfants une fin identique, rien ne justifie la mort de deux petites filles. Il s’agissait plutôt de ne pas faire deux fois la même erreur : après la mort de nos filles, nous savions, mon mari et moi, que nous allions mettre d’autres enfants au monde. Il fallait bien faire en sorte que ce monde change…

Comment avez-vous trouvé la force de vivre après un tel drame ?
Au début, ce qui prime c’est la terreur. La terreur devant l’immensité du malheur… Nous étions tétanisés, anéantis par ce qui était arrivé.
Si une de mes filles avait survécu, j’aurais eu à lui montrer l’exemple, l’encourager… Là je n’avais plus personne à qui montrer quoi que ce soit.
On passe sa vie à avoir peur pour ses enfants… Mais pas pour tous à la fois…
Alors pendant longtemps, souffrir a été ma seule façon de continuer à aimer mes filles. La fraîcheur de la douleur, c’est encore la fraîcheur de l’amour…

Qu’est ce qui est le plus difficile à vivre au jour le jour ?
C’est d’admettre qu’on les a oubliées. Car il ne faut pas se raconter d’histoires, vingt-huit années après, on ne se souvient plus de grand-chose. La première année, chaque jour est porteur de « l’année dernière à la même époque… ». Tout nous ramène à elles, la rentrée des classes, un anniversaire, Noël… Et puis le temps passe… Il allège la douleur bien sûr, mais use l’inoubliable. 

Justement, comment reste-t-on une maman quand les enfants sont morts ? Faut-il inventer une nouvelle façon d’être mère ?
Je me pose souvent cette question… Comme on se forge un profil de mère d’adolescent après avoir été celle d’un écolier, je crois qu’on se forge petit à petit le profil de mère d’enfants morts. Cela inspire les mêmes questionnements sur la place et les autorisations à leur donner. Pour prendre un exemple tout simple, il ne s’agit pas de savoir jusqu’à quelle heure on peut les laisser sortir mais si c’est normal qu’ils nous empêchent de dormir.

Avez-vous été une mère différente avec vos autres enfants ?
Je ne pense pas… Certes nous venions de vivre une épreuve inhumaine, mais ma fille et mon fils ont eu la même mère que leurs grandes sœurs, dont ils ont d’ailleurs toujours connu l’existence. La seule chose qui ait changé peut-être, c’est qu’après un tel malheur, les moments heureux, on ne les rate pas. Encore plus que leurs sœurs aînées, mes enfants ont eu une mère à l’affût de ce que la vie offre de bon.

Et Dieu dans tout cela ? Avez-vous douté de Lui ?
Au moment de la mort de mes filles, Dieu était absent de ma vie. Je suis issue d’une famille athée, j’évoluais dans un milieu ignorant de ces questions. Le grand personnage de ma vie, c’était le psychanalyste Bruno Bettelheim, athée lui aussi, et qui a eu une influence déterminante dans ma formation personnelle.
Cela dit, je n’étais non plus hostile à l’idée de Dieu : les témoignages de prières que nous avons reçus m’ont touchée, même s’ils me paraissaient, disons, exotiques. Quand on m’assurait « elles vous protègent », c’était comme une langue étrangère pour moi. Mais même dites dans une langue étrangère, ces choses aimantes et douces, vous les comprenez…

Comment vous êtes-vous rapprochée de Dieu ?
Ma conversion a eu lieu une dizaine d’années plus tard. Je travaillais dans le groupe Bayard, et la compagnie quotidienne de catholiques croyants a été déterminante. Travailler a toujours beaucoup compté dans ma vie, c’est pour moi une façon essentielle d’être au monde. J’ai eu envie de m’approcher de la lumière sous laquelle lisaient mes camarades de travail… Je ne voulais pas nécessairement lire les mêmes choses qu’eux, mais je voulais m’éclairer de la même lumière. J’avais l’intuition que ces phrases qui ne veulent rien dire pour un non-croyant pourraient vouloir dire quelque chose pour moi. Par exemple : « Dieu est amour ».

Qu’est-ce que cette découverte a changé dans votre façon d’appréhender la mort de vos filles ?
Je ne suis plus seule à m’affliger de l’incurie des hommes. Dieu me voit et pleure avec moi. Je sais qu’il ne voulait pas ça. Les comptes, c’est à chacun de nous qu’il faut les demander, puisque chacun de nous est libre.

La foi, n’est-ce pas également l’espérance des retrouvailles avec vos filles ?
Oh, vous savez, l’au-delà ne nous regarde pas… Mes filles sont mortes, ce qu’elles sont devenues, le lieu où elles se trouvent, c’est une autre histoire, et on ne la connaît pas. J’aime aller sur leur tombe, mais leur parler… Non, je crois que la seule chose qui nous regarde, c’est d’avoir confiance.

Confiance en quoi ?
Confiance que cela valait la peine de vivre. Pour elles, et pour moi.

Questionnaire de Saint-Antoine

Connaissez-vous saint Antoine de Padoue ? Quelle image avez-vous de lui ?

Je pense de manière générale que les saints sont là pour nous rappeler que le Christ était un homme… et un Dieu. C’est aussi compliqué d’associer l’homme et Dieu que de lier la vie et la mort. Aussi avons-nous besoin de beaucoup de figures de saints – ma préférée étant sainte Geneviève, patronne des gendarmes – pour nous familiariser avec la divinité.

Etes-vous déjà allée à Padoue ? Quel souvenir en gardez-vous ? 
S’agissant de l’Italie, je vous parlerais plus facilement d’Assise, où nous avons passé notre premier Noël sans nos filles. Nous étions, mon mari et moi, comme des réfugiés affectifs. Assise nous a donné l’asile. Quand j’ai vu Assise, pour la première fois depuis la mort de mes enfants, j’ai posé les yeux sur la beauté du monde.

Quand vous sentez-vous le plus proche de Dieu ?
Dans les églises peut-être… C’est toujours une aventure de s’asseoir sur une petite chaise et de tenter sa chance de se sentir accueillie. Combien y a-t-il d’endroits sur terre où tout le monde est bienvenu ?

Comment priez-vous ?
J’écoute ce que dit le silence, ce que dit cet amour transmis depuis 2000 ans. J’essaie de me dépouiller pour sentir que le Christ m’aime et vit avec moi aussi.

Qu’est-ce qui vous a rendue la plus heureuse cette année ?
Récemment mon fils a écrit de très beaux textes. J’aime découvrir les moyens d’expression de mes enfants. Les entendre faire leur gamme à la flûte et au piano lorsqu’ils étaient de jeunes enfants me transportait déjà au septième ciel…

Updated on 06 Octobre 2016