Servir les pestiférés ? Un privilège !

Épidémies, maladies contagieuses, quarantaines, confinement : ces tristes réalités étaient familières à nos ancêtres, souvent décimés par de terribles fléaux. Plutôt que de s’enfuir, des Franciscains ont soigné les malades au risque d'y laisser leur peau.
08 Avril 2020 | par

« Ensuite, il se transporta chez les lépreux et il était avec eux, les servant tous avec la plus grande application à cause de Dieu ; les lavant de toute leur pourriture, il nettoyait aussi le pus de leurs ulcères… » Tout juste converti, François se met au service des lépreux, c’est-à-dire de ceux qui le répugnaient au plus haut point, et qui présentaient un fort risque de contamination pour les populations. Dans un premier temps, les frères emboîtent le pas au fondateur, mais il faut reconnaître que cette dimension primitive du charisme franciscain a progressivement disparu lorsque l’Église a commencé à confier des tâches pastorales aux frères. L’infirmier a cédé sa place au confesseur.
Néanmoins, l’attention portée aux malades s’est perpétuée de deux manières différentes au sein de la famille franciscaine : d’abord grâce à des religieuses hospitalières, ensuite, par les frères qui, au cours des siècles, se sont « réformés ». Ce sont ces derniers qui nous intéressent ici.

Au service des pestiférés
Constatant d’importants décalages entre les exigences de la Règle et la réalité des pratiques, des frères ont cherché à réagir en se réformant, c’est-à-dire en se donnant comme objectif d’observer toute la règle, et rien que la règle. Ces frères se sont faits récollets ou capucins. Concrètement, ils ont vécu plus pauvrement, ils ont prié plus longuement, ils se sont arrachés à leur patrie pour des missions lointaines, et ils se sont portés volontaires pour soigner les malades en cas d’épidémies. Et Dieu sait combien la peste, par exemple, sème la mort en Europe, tout au long de l’Ancien Régime.
En servant les pestiférés, les frères en question ont souvent eux-mêmes attrapé la maladie, jusqu’à en mourir. C’est le cas du frère Grégoire Luet de la Renaudière, originaire de Pithiviers, qui avait été soldat avant d’entrer chez les Récollets, en 1605. Résidant au couvent de Paris — tout près de l’actuelle gare de l’Est — « il se distingua par le zèle qu’il eut du salut des âmes auquel il travailla dans la prédication et dans l’assistance des pestiférés, car les administrateurs de l’hôpital de Saint-Louis ayant demandé de nos religieux pour assister spirituellement les malades, il se présenta, il y alla, il les assista durant quelques mois après lesquels, étant lui-même frappé de peste, il en souffrit les douleurs avec beaucoup de patience ». Juste avant de mourir, il demanda à son père gardien qui le veillait de lui lire la Passion, et quand celui-ci en fut venu à ces paroles : « et baissant la tête, il expira », le frère Grégoire demanda la permission de pouvoir mourir avec Jésus Christ, ce à quoi le père lui répondit : « oui, volontiers, mourrez avec Jésus Christ ». Baissant la tête, il expira aussitôt (5 septembre 1619). Les trajectoires de ce genre ne sont pas rares dans les nécrologes.

Aux premières loges, les Capucins
Dans leurs premières constitutions, dites de Sainte-Euphémie (1536), les frères reçoivent la consigne suivante : « Ceux qui ne sont point retenus sur cette Terre par des liens d’amour trouveront doux, juste et souhaitable de mourir pour celui qui est mort pour eux sur la Croix. En temps de peste, les frères iront rendre service ». Cette invitation, même si elle n’a pas été reprise dans les versions ultérieures des constitutions capucines, a en quelque sorte forgé le « surmoi » des frères. Selon la belle formule d’Alessandro Manzoni (Les fiancés), les capucins ont « le privilège de servir les pestiférés ». Dans toutes les épidémies qui surviennent dans l’Europe catholique aux XVIIe et XVIIIe siècles, ils répondent positivement à l’appel des autorités civiles et religieuses — et c’est en partie la raison de leur immense popularité. Certes, les supérieurs demandent à ceux qui sont « députés » auprès des pestiférés de faire preuve de prudence, par exemple en donnant la communion à l’aide d’un instrument muni d’un manche, mais les frères ne se contentent pas d’apporter une assistance spirituelle aux malades, certains font office de pharmaciens et de chirurgiens, d’autres de notaires (pour enregistrer les testaments), et fatalement beaucoup y perdent la vie. En 1720 encore — lors de la dernière grande peste qui ravage Marseille et sa région — les capucins ne désertent pas la ville et se dévouent auprès des populations.

Maurice de Toulon, le spécialiste
À force d’intervenir dans les régions infestées par les épidémies, les capucins ont acquis une certaine science et développé un réel savoir-faire en matière de prévention et de soins. C’est le cas du frère Maurice de Toulon († 1668) qui, après avoir largement payé de sa personne dans le sud de la France et en Italie, publie, en français et en italien, un ouvrage intitulé Préservatifs et remèdes contre la peste ou Le capucin charitable, enseignant la méthode pour remédier aux grandes misères que la peste a coutume de causer parmi les peuples (première édition en 1662). Ce livre, dédié aux « magistrats et intendants de la police des villes de France », veut aider très concrètement ces derniers à juguler une épidémie de peste. On y trouve par exemple les mesures à prendre en matière de confinement des habitants : selon la longue expérience du frère, « le plus efficace moyen pour empêcher que la peste, qui est le plus contagieux de tous les maux, ne fasse aucun progrès dans une ville qui est nouvellement atteinte, c’est d’enfermer promptement tout le petit peuple, chacun dans leur maison, afin de leur interdire pour quelque temps la communication qu’ils ont coutume d’avoir non seulement les uns avec les autres, mais aussi par toute la ville ». Un chapitre de l’ouvrage est ainsi consacré à « la manière que doit être bâti l’hôpital des malades pestiférés », avec des instructions très précises sur l’orientation et les dimensions des chambres des malades, mais aussi sur la chapelle, avec des autels disposés de telle sorte que les pestiférés puissent  suivre la messe depuis leur chambre. Notons également de longs développements sur les parfums sensés purifier l’air et les choses « contaminées du venin pestilentiel ». Enfin, en bon capucin soucieux de la réputation de son Ordre, Maurice de Toulon achève son livre en dressant le catalogue, province par province, des diverses interventions des frères depuis leur arrivée en France en 1574. Pour chacune d’entre elles, il donne le nombre de religieux qui ont péri en servant les pestiférés. Puissent ces frères nous servir de modèle pour aujourd’hui !

Updated on 20 Avril 2020
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