Simone Veil

23 Mai 2005 | par

Etre pour la réconciliation par l’Europe alors que vous avez été dans les camps d’extermination nazis, c’est un grand pas !
Mon engagement pour la réconciliation est venu de ma déportation. J’appartiens à une génération marquée par la Première Guerre mondiale, qui nourrissait une haine des Allemands que les événements à partir de 1933 ont accentuée. On parlait peu politique à la maison parce qu’on pensait que les enfants ne devaient pas en être informés. Peut-être aussi parce que mes parents n’avaient pas les mêmes opinions mais j’avais entendu ma mère regretter ce qui avait été une forme d’Europe avec le projet Stresemann-Briand.
Victor Hugo déjà avait évoqué une fédération européenne avec un Parlement élu au suffrage universel. Ça m’a influencée, au sortir des camps, cette volonté d’extermination d’une population pour des raisons même pas religieuses puisque beaucoup de juifs qui n’étaient plus pratiquants ont été exterminés. Sans réconciliation, il y aurait une troisième guerre qui ne pourrait qu’être pire avec l’arme nucléaire. Après des siècles de guerre, pour la première fois l’Europe, au XXe siècle, a vécu pendant plus de soixante ans sans conflit. Rien que pour ça, elle est un progrès. Mais il faut être vigilant. L’Europe est la plus belle aventure du XXe siècle.

C’est une question de raison ?
Oui. Je ne dis pas que quand j’ai présidé le Parlement européen, je ne regardais pas l’âge de certains de mes collègues allemands, en me demandant ce qu’ils avaient fait pendant la guerre mais jamais je ne l’ai exprimé. Le fait d’avoir eu le prix Charlemagne, la plus haute distinction européenne décernée par les Allemands, montre qu’ils savent que j’ai beaucoup œuvré pour cela.

Que pensez-vous de l’évolution de la société française : antisémitisme, racisme, discrimination ?
Cela montre une société très violente pour de nombreuses raisons. Avec les technologies modernes (télévision, Internet), il y a immédiateté de la prise de conscience des atrocités du monde. L’information minimise la violence, on s’y accoutume.

Sans compter la manipulation médiatique. Le choc de l’image, c’est aussi la manière dont on la traite, la sélection qu’on en fait.
Quand j’étais ministre de la ville, si on voyait un jour à la télévision deux voitures incendiées, quelques jours après on voyait une série ; cela donnait des idées aux jeunes, ils devenaient des vedettes.

Comment faire ?
Peut-être n’avons-nous pas été suffisamment attentifs aux problèmes d’intégration. Quand j’ai présidé le Haut Conseil d’intégration, nous avions préconisé des efforts vis-à-vis de ces jeunes, Français, qui ont toujours connu le chômage pour leurs parents venus de pays étrangers. Leur inquiétude pour l’avenir amène amertume, violence… quand ils vivent avec d’autres dont ils ont le sentiment qu’ils se sont intégrés plus facilement, ne serait-ce que parce qu’ils parlaient français.
Car parmi ceux qui sont depuis deux ou trois générations en France, les femmes ne parlent pas toujours bien français et sont souvent, par le mode de vie qui leur est imposé, mal intégrées. Cependant on a constaté que quand les femmes arrivent à sortir de la main-mise psychologique du père ou du frère, elles s’intègrent très bien. Mais c’est difficile ! Lorsque, entre les deux guerres, arrivaient en France des Polonais, des Italiens, leur idéal était de s’intégrer. Or maintenant l’idéal d’un certain nombre d’étrangers est de conserver identité, religion, langue, culture.
Les Italiens, les Polonais, étaient catholiques, il n’y avait pas de problème religieux. Aujourd’hui les musulmans veulent rester musulmans. La situation est différente aux Etats-Unis où les gens ont une vie communautaire tout en étant intégrés, patriotes. Nous n’avons pas la même capacité de donner le sens de la nation.

Il y a le problème des familles éclatées.
On parle de la garde partagée, cela va bien dans des familles qui habitent la même ville, qui ont des facilités matérielles ; mais les enfants ne savent plus très bien où ils sont et souhaitent parfois être pensionnaires. Malgré tout, la famille est restée forte en France. Elle est la valeur refuge. Cette génération vit dans un monde dur. Quand les parents ont des vies difficiles, que des établissements scolaires, comme à Drancy, comptent 35 nationalités différentes, ils n’ont pas beaucoup d’espoir.
On supporte mal celui qui est différent, il y a les conséquences du conflit israélo-palestinien, ce qu’ils entendent dire, leur dissémination, le délit de faciès, les difficultés pour se loger, pour les loisirs, le travail. Quand des cimetières ont été profanés, ce sont aussi bien des tombes de musulmans que des tombes de juifs, surtout en Alsace. Pour compenser le handicap social, il faut travailler sur l’égalité des chances, pas seulement pour ceux qui sont brillants comme à Sciences-PO.

Quel rapport entretenez-vous avec votre religion ?
J’appartiens à une famille qui, comme beaucoup de familles juives en France au XIXe siècle, était laïcisée. Pour mon père, le judaïsme existait sous la forme d’une culture, c’était le peuple du Livre et pour ma mère c’était une morale rigoureuse. Il y avait un véritable humanisme dans la famille, un grand attachement à la République, un esprit patriote. Toute la famille a été déportée, les filles sont rentrées, mon frère et mes parents ne sont pas rentrés mais je suis resté laïque.


Peut-on croire en Dieu après les camps ?
J’ai le sentiment que ceux qui étaient croyants le sont restés, et que ceux qui ne l’étaient pas ne le sont pas devenus, mais je n’en sais rien… Certaines camarades d’origine polonaise qui appartenaient à des familles religieuses, s’il y avait exceptionnellement un dimanche une bribe de viande dans notre soupe ignoble, elles ne la mangeaient pas et elles jeûnaient le jour de Kippour. Elles espéraient aller un jour en Palestine (on ne parlait pas d’Israël), ce qui était pour moi inconnu.
Le judaïsme a pris plus de place pour moi pour ce qu’il représente, une fidélité, une culture, les valeurs qu’il a apportées (tolérance, liberté d’esprit, démocratie) pour l’existence d’Israël, une appartenance. Quand, à la mort de David Pearl, ses parents m’ont demandé d’écrire un texte, j’ai conclu en évoquant ce que représentait le fait qu’il ait terminé en disant « I am Jewish » et j’ai dit que cette appartenance je souhaitais la marquer, même si je n’étais pas religieuse, par un kaddish dit sur ma tombe.

Simone Veil a dit :
[…] J’ai souhaité voir ce mur avant de parler devant vous. Je craignais en effet que, trop bouleversée, il ne me soit pas possible de m’exprimer. Car ces noms sont ceux de vos parents, de vos grands-parents, vos enfants, frères et sœurs, comme pour moi, ceux de mes parents, de ma sœur et de mon frère, de mon oncle et tante et de leur petit garçon, de tous ceux que nous avons aimés et qui nous entouraient de leur amour, leur tendresse et leur amitié, avant d’être assassinés dans des conditions abominables […]


Ces pierres qui semblent silencieuses, lourdes de notre peine inconsolable, résonnent comme le fracas des trains à bestiaux remplis de déportés ; elles chuchotent comme chuchote dans nos mémoires la voix des nôtres, trop tôt disparus […]


Parce que la Shoah a été le mal absolu, elle doit continuer à interpeller, tout à la fois la mémoire collective et la conscience de chacun. Ainsi, chaque passant ou visiteur doit comprendre qu’en exterminant les Juifs, c’est l’Humanité tout entière qui a été assassinée à Auschwitz, Maidanek, Belzec, Buchenwald, Treblinka ou Sobibor [...]


Le Mur des Noms rend aux victimes de la Shoah une parcelle de l’identité qu’on leur a volée. Il leur confère la sépulture qu’ils n’ont pas eue, devant laquelle s’expriment la ferveur de notre recueillement et la fidélité de notre mémoire.


Mémorial de la Shoah - Inauguration du Mur des noms - 23 janvier 2005

Updated on 06 Octobre 2016