Sur les pas de Shahbaz

Aller vers les périphéries où vivent les minorités persécutées, c’est le projet de la Caritas Saint-Antoine pour le 13 juin 2017. Le travail et la défense des droits des minorités sont au cœur de ce projet. Récit du p. Giancarlo Zamengo, directeur général
01 Juin 2017 | par

Aller vers les périphéries où vivent les minorités persécutées, c’est le projet de la Caritas Saint-Antoine pour le 13 juin 2017. Le travail et la défense des droits des minorités, sont au cœur de ce projet qui suit les pas de Shahbaz Bhatti, le ministre – chrétien – pour les minorités qui a été tué en 2011 par les fondamentalistes. Récit du père Giancarlo Zamengo, directeur général du Messager de Saint Antoine après son récent voyage au Pakistan.

Mourir pour sa foi. Pour un Occidental, c’est une hypothèse très éloignée...
Nous sommes à l’aéroport de Lahore, la capitale du Panjab, une région à l’est du Pakistan, qui compte, à elle seule, 93 millions d’habitants. Nous venons d’arriver pour visiter les lieux et rencontrer les personnes bénéficiaires du projet de la Caritas Saint-Antoine du 13 juin. En quel-
ques heures d’avion, nous ne sommes plus deux frères franciscains, mais deux chrétiens occidentaux dans un pays à majorité musulmane, affligé par le fondamentalisme. Ici, les persécutions et les attentats sont à l’ordre du jour. Nous le savions. Nous nous y étions préparés. Mais, maintenant que mille yeux nous regardent, en révélant notre diversité ethnique et religieuse, rien n’est comme avant.  
En tant que frères, nous avons décidé de partager cette périphérie, celle habitée par les minorités qui, au Pakistan, sont nombreuses. Devenir minoritaire, fait ouvrir les yeux. On voit par exemple que vivre dans un pays en guerre ou en paix n’est pas un choix : ça vous arrive. Mais on peut décider comment réagir : se rendre à la haine ou construire une coexistence. Nous sommes ici sur les pas d’un homme qui avait choisi ce deuxième chemin et qui a payé son choix de sa vie. Il s’appelait Shahbaz Bhatti, chrétien, ministre pour les minorités, mais pas que ça : il était un pont entre deux mondes, un grand tisseur d’espoir. Il a été tué le 2 mars 2011 et est pleuré par les chrétiens, les hindous et les musulmans. En son nom, toutes les portes nous seront ouvertes.
Je regarde autour de moi et je vois qu’une partie de lui est déjà parmi nous : deux personnes avec des bouquets de fleurs se détachent de la foule. Une femme blanche – une rareté ici ! – et Paul Bhatti, le frère de Shahbaz. La femme est Lesley Leighton, une missionnaire laïque, originaire de la Nouvelle Zélande, qui a fait du rêve de Shahbaz son propre rêve. Elle est actuellement la responsable de l’association locale fondée en son nom, la Shahbaz Bhatti Memorial Trust. Notre soulagement ne dure qu’un moment. Sur la route, il y a des soldats armés partout. Lesley explique que la tension avec l’adversaire de toujours, l’Inde, s’est accrue. Le prétexte est la religion, mais la vraie cause est le contrôle des ressources hydriques. Nous nous retrouvons entourés par une escorte armée qui nous accompagne à l’hôtel. Je me demande comment on peut vivre ainsi. Nous sommes ici pour aider les artisans de l’espoir. Ils sont les seuls à savoir ce dont ils ont vraiment besoin. Paul Bhatti – qui vit en Italie et qui fait la navette avec le Pakistan depuis qu’il a décidé de poursuivre l’œuvre de son frère – m’a expliqué que pour battre un monstre aussi grand, il faut l’attaquer sous plusieurs angles. Deux choses, entre autres, soulagent immédiatement les personnes : donner plus de force aux plus pauvres, c’est-à-dire les femmes des minorités, et donner aux victimes de l’injustice les moyens de se défendre. Je me demande si nous serons capables de témoigner saint Antoine en ces terres affligées par la haine.

La route pour Khushpur
Le lieu du projet est près de Faisalabad, dans une région rurale. Il s’agit d’un des rares villages à majorité chrétienne du Pakistan. Il s’appelle Khushpur, ce qui, dans la langue locale, signifie « terre heureuse ». En réalité, son nom vient de frère Félix, le capucin belge qui le fonda en 1901. Ici sont nés les Bhatti : le père Jacob, un grand fidèle de notre Saint, y a construit l’école et l’église sur laquelle trône la statue de saint Antoine. Le grain de la foi a donné du fruit et ce petit village du Pakistan a donné des prêtres, des sœurs et son école a formé aussi de nombreux membres de la classe dirigeante actuelle. Si les non-chrétiens continuent de protéger ce village, c’est parce qu’ils savent qu’il est une source d’espoir pour tous. Shahbaz est enseveli ici. Sa tombe est un mausolée où les pèlerins déposent des couronnes de fleurs. Le grain qui meurt donne du fruit.
Paul m’explique que le travail avec les minorités est fondamental. Elles ont écrit l’histoire de ce pays. « Quand en 1947, à la fin de l’empire britannique, il y eut un référendum pour décider s’il fallait faire partie de l’Inde ou devenir un pays indépendant, ce furent les minorités, chrétienne en particulier, qui firent pencher l’aiguille de la balance en votant pour l’indépendance, même si le pays était à majorité musulmane. Mohammad Alì Jinnah, le fondateur, l’a toujours reconnu en souhaitant un avenir de paix et de respect pour tous. » L’islamisation a interrompu ce parcours : « Aujourd’hui – explique Paul – ceux qui prêchent la haine et se servent de la religion comme d’une épée prospèrent. »
Je m’attends à ce que l’on vive avec angoisse sous la menace de cette épée. Je me trompe. À Khushpur, il y a une grande énergie. Je me rends compte que les femmes en sont la force vitale, ce qui est assez étrange dans un pays à l’avant-dernière place mondiale en matière d’égalité hommes-femmes. À Khushpur, non seulement elles s’occupent de leurs familles, mais elles guident avec détermination et courage la vie de l’association de Shahbaz, de l’église, de l’école, tout en sachant qu’elles risquent leur vie. Cependant, elles sont les plus pauvres et les plus marginalisées, parce qu’elles sont des femmes et sont chrétiennes. Je vois de mes yeux que Dieu marche avec les jambes des derniers. Notre arrivée est une fête. Les frères de saint Antoine sont venus leur rendre visite, ils n’ignorent pas leur douleur.
Les femmes parlent des abus, des violences, des injustices dont elles sont les victimes chaque jour ; mais, elles expriment aussi l’orgueil d’être chrétiennes, la volonté d’être utiles à leur pays. La rencontre officielle a lieu au siège de l’association. C’est Shahnaz qui nous accueille. Son mari est réfugié en Italie pour des raisons religieuses. Il avait presque été tué. « Va-t-en, lui a dit sa femme. Ici, tu ne vis plus. Depuis un autre pays, tu pourras m’aider, aider tes enfants, la communauté. » Un choix qui l’a déchirée. Mais maintenant Shahnaz est là, devant tout le monde, pour expliquer le projet avec l’attitude d’un leader. « Nous souhaitons construire une école de formation pour couturières pour les femmes les plus pauvres du village, sans distinction de religion, et faire démarrer un atelier qui leur permettra de gagner un salaire. » Shahnaz sait bien de quoi elle parle. Pendant deux ans, elle a travaillé dans une usine à trois heures de route de chez elle. Elle partait à l’aube et rentrait à 22h. Au travail, elle était victime de vexations, de harcèlement sexuel, d’humiliations. En plus, elle était chrétienne et donc n’avait aucune valeur. À la fin du mois, le salaire n’arrivait jamais. Elle allait alors demander ce qui lui était dû, mais on l’humiliait une fois de plus. Il n’était pas digne de continuer, même pas pour la faim. Elle choisit donc de renoncer, mais comment payer l’école à ses enfants ? Derrière Shahnaz qui parle comme un leader, il y a l’épouse blessée, la mère humiliée, mais aussi la femme qui espère pour soi-même et pour son peuple un avenir différent. Maintenant que nous sommes devant elle, venus au nom de saint Antoine et de tous ceux qui soutiennent ce projet, elle sait que sa douleur n’est pas vaine.
Lors de la messe qui suit la rencontre, je prends la parole. Je dis que je suis venu porter non pas l’argent de riches : l’aide que nous leur donnons est souvent « l’offrande de la veuve », le don du retraité, de l’ouvrier au chômage, de la famille qui a du mal à boucler la fin du mois. Nous sommes ici pour partager.

Assoiffés de justice
Islamabad est un autre monde et ressemble plus à une ville occidentale. La situation paraît être plus tranquille, mais il ne doit pas en être ainsi car nos anges gardiens ne nous laissent un instant. Nous allons engager la partie de notre projet la plus difficile à réaliser : rencontrer un groupe d’avocats, chrétiens et musulmans, unis dans l’engagement de protéger les pauvres. C’est le nouveau Pakistan qui lutte pour la tolérance et la paix sur les pas tracés par Shabhaz. Quelques pionniers et rêveurs, qui savent qu’ils risquent leur vie.
« On ne peut pas construire la paix si on ne construit pas la justice», explique Paul. La rencontre est touchante. Ce sont les victimes qui commencent à parler : « Je viens d’un village près de Faisalabad – entame un homme. Je suis un paysan et je suis chrétien. Mes patrons m’avaient demandé de couper un arbre qui appartenait au gouvernement. J’ai refusé : je ne voulais pas voler. Ils sont venus chez moi, ont dit que j’avais désobéi. Ils m’ont battu jusqu’à me casser une main. Je vis avec ma fille handicapée, ils l’ont battue, elle aussi. Mais, je suis quand même allé à la police. Je suis pauvre et personne ne m’a cru. Alors je me suis adressé à l’association et finalement j’ai été écouté. Maintenant, je suis menacé. Ils me demandent de retirer la dénonciation, autrement ils me tueront. Je fais tout ça pour que cela n’arrive pas à d’autres. »
La situation des femmes est particulièrement terrible, surtout si elles appartiennent à une minorité. Nisha, 13 ans, travaille chez une famille avec sa mère. « Un jour où maman était allée faire les courses, un homme de 55 ans m’a violée. Maman l’a dénoncé et il est en prison. Mais nous continuons à être sous pression. On nous a offert de l’argent, puis nous avons été menacées. Mais nous sommes aidées par l’association  et cela nous encourage. » Des dizaines d’histoires de douleurs nous sont racontées.
Puis, c’est le tour des avocats. Mohammad est musulman : « Je crois à la justice et au respect de toute personne. Dans mon cœur, il y a aussi de la place pour les minorités. Je n’ai pas peur, je sais que Dieu me soutient. »
Si seulement cette association existait aussi dans d'autres villes du Pakistan ! Elle permettrait la prise de conscience chez les gens et garantirait la justice à ceux qui ne peuvent pas se la permettre. Je pense à saint Antoine, à sa soif de justice, son doigt levé contre les tyrans. S’il était vivant, il serait dans cette chambre.  

Un rêve partagé
Nous repartons émus. Paul nous accompagne là où son frère a été tué. Sa photo sur la dalle commémorative est couverte de vernis noir : l’énième attaque. Je regarde Paul. Aucune trace de rage sur son visage. « Ce sont des fanatiques – me dit-il. Ils ont peur de Shahbaz même s’il est mort.
Le lendemain, notre dernier jour au Pakistan, Shahbaz, nous fait un dernier cadeau. Paul arrive avec une proposition : « L’imam d’une école coranique a appris que nous sommes ici. C’était un grand ami de Shahbaz et il aimerait nous rencontrer. Mon frère ne cesse de m’étonner. Les fils de dialogue qu’il a tissés viennent me chercher… même six ans après son décès. »
La médersa est un lieu très pauvre. L’imam nous accueille avec un grand respect. Nous visitons d’abord la classe des plus petits. Puis, nous allons dans la classe des plus grands, ceux qui étudient pour devenir mullah, c’est-à-dire prêtres. L’un d’entre eux se lève et me demande si nous pensons que l’islam et le christianisme peuvent marcher ensemble. Il nous prie de rapporter en Europe un message de paix : « L’islam n’est pas terrorisme, le Pakistan n’est pas terrorisme. » Et il ajoute : « Le pape François le dit, lui aussi. » Je suis émerveillé, c’est l’énième musulman qui cite le pape François pendant ce voyage. Je comprends alors encore mieux, l’importance de ses paroles de dialogue : ce pape désarme les cœurs. Le jeune Pakistanais attend ma réaction. Il a envie d’être cru, d’être un citoyen du monde. Je lui souris en disant oui de la tête. Peut-être, ne le saisit-il pas complètement, mais c’est un espoir. Un morceau du rêve de Shahbaz. Un morceau de notre rêve. (Avec la collaboration de Giulia Cananzi).

Le projet en bref
Les femmes sont au cœur du projet de la Caritas Saint-Antoine du 13 juin 2017, notamment celles qui appartiennent aux minorités persécutées. Après une période de formation, 400 femmes seront aidées à ouvrir une micro-entreprise ou à être embauchées par des usines qui respectent les droits des travailleurs et des femmes.

École : 150 000 €
Un édifice sera restauré pour y installer une école professionnelle et un atelier.

Mur d’enceinte : 83 000 €
Ce mur est demandé par les autorités pour des raisons de sûreté.

Équipement : 50 000 €

Meubles : 50 000 €

Montant total : 333 000 €

 

Je veux une place aux pieds de Jésus
Shahbaz Bhatti naît le 9 septembre 1968 à Khushpur, le village à majorité chrétienne où nous réaliserons le projet du 13 juin de cette année. Son père, un enseignant, est une figure spirituelle importante pour les chrétiens du village. Sa mère, femme au foyer, a une grande foi.  
Dès sa jeunesse, Shahbaz est frappé profondément par les enseignements de Jésus, mort sur la croix pour le salut de l’humanité.
Il raconte lui-même : «  C’est l’amour de Jésus qui m’a poussé à offrir mes services à l’Église. Les horribles conditions dans lesquelles vivaient les chrétiens du Pakistan m’ont choqué. »
Après avoir fait des études de loi, il décide d’entrer en politique. Il est un des fondateurs du parti des minorités Minority Alliance (1985).
Benazir Bhutto qui était à l’époque leader du Pakistan People’s Party, la première et seule femme qui devient premier ministre, le remarque. Shahbaz est avec elle lorsqu’elle est tuée dans un attentat en 2007. En 2008, sous la présidence du mari de Benazir Bhutto,
Asif Ali Zardari, il devient Ministre pour les minorités, le seul catholique au gouvernement. Il déclare d’accepter cette charge pour le bien des pauvres et des mis en marge. Il se bat pour la justice sociale et pour la liberté religieuse. Il en explique lui-même les raisons : «  Je ne veux pas la popularité… Je veux que ma vie, mon caractère, mes actions parlent pour moi et disent que je suis en train de suivre Jésus Christ…
Je crois que les nécessiteux, les pauvres, les orphelins, de n’importe quelle religion, sont partie de mon corps en Jésus. » Il commence à recevoir des menace de mort qui augmentent lorsqu’il décide de défendre Asia Bibi, une maman chrétienne qui est encore emprisonnée pour avoir offensé le prophète Mahomet.
Il s’engage sur plusieurs fronts : une campagne pour le dialogue interreligieux, une loi pour interdire les discours d’incitation à la haine, la proposition d’attribuer des sièges aux minorités au parlement. Le matin du 2 mars 2011, lorsqu’il sort de la maison de ses parents, il est tué par un groupe d’hommes armés. « Je veux juste une place aux pieds de Jésus – avait-il dit pendant un témoignage qui sonne aujourd’hui comme un testament. Ce désir est tellement fort que je me sentirai un privilégié si Jésus acceptait le sacrifice de ma vie. » Aujourd’hui, son frère, Paul Bhatti, a relevé son héritage. Et notre projet aussi suit ses traces.

Updated on 09 Juin 2017
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