Voir Venise !

Vous avez toujours rêvé d’aller à Venise sans jamais oser entreprendre le voyage ? je vous embarque pour la Sérénissime. Mais exit la place Saint-Marc ou le Rialto surchargés de touristes. Ma promenade franciscaine est garantie hors des sentiers battus.
16 Octobre 2022 | par

« Redentore ! Redentore ! », s’époumone le capitaine du vaporetto à l’approche de la Giudecca – l’une des îles de la lagune de Venise –, et déjà nos yeux distinguent une tache brune sur la façade immaculée du chef-d’œuvre de Palladio. Il a tenu parole, il nous attend. « Il », c’est Frère Mattia, la trentaine élancée, ingénieur informaticien devenu capucin, à la barbe bien fournie et l’habit rapiécé aux fesses – comme il se doit. Il nous entraîne dans son couvent où les frères sont présents depuis les années 1530. En effet, trois siècles auparavant, François était déjà là, comme le rapporte Bonaventure dans sa Legenda major.

Le miracle des oiseaux
« Marchant à travers les marais de Venise avec un frère, François trouva une grande multitude d’oiseaux qui chantaient dans les branches. Les ayant vus, il dit à son compagnon : “Nos frères les oiseaux louent leur Créateur ; nous aussi, allant au milieu d’eux, chantons au Seigneur les louanges et les heures canoniques.” Mais, alors qu’ils étaient entrés au milieu d’eux, les oiseaux ne bougèrent pas du lieu ; et parce qu’ils ne pouvaient pas mutuellement s’entendre en disant leur office à cause de leurs gazouillis, tourné vers les oiseaux le saint homme leur dit : “Mes frères les oiseaux, cessez votre chant jusqu’à ce que nous acquittions les louanges dues à Dieu !” Ceux-ci se turent immédiatement, persistant longtemps en silence, jusqu’à ce qu’une fois l’office achevé et les louanges acquittées, ils aient reçu du saint de Dieu la permission de chanter. Et quand l’homme de Dieu leur donna la permission, ils reprirent aussitôt leur chant ».
Ce précieux récit s’accorde bien à la personnalité de François, mais les circonstances n’y sont pas précisées. Selon des chroniques plus tardives, l’épisode se serait déroulé à son retour de Terre sainte (en 1220) et sur un îlot connu aujourd’hui sous le nom de San Francesco del deserto. Situé très à l’écart de la ville (on ne peut s’y rendre qu’en bateau-taxi), ce lieu solitaire a connu une longue histoire franciscaine – avec des interruptions, notamment après la fermeture générale des couvents en 1810 –, mais les Frères Mineurs y sont toujours présents aujourd’hui et y accueillent des retraitants. Le vénérable Bernardin de Portogruaro (1822-1895), remarquable figure de ministre général, très actif en faveur des sœurs franciscaines et probablement bientôt béatifié, est inhumé à San Francesco del deserto.

« Frari » et frère de l’Observance
À Venise comme ailleurs, les fils de saint François n’ont pas vocation à rester au désert. Dès les années 1230, les frères entreprennent d’assainir des marais situés dans le quartier San Polo et s’y établissent. Leur église, plusieurs fois agrandie et reconstruite, deviendra l’un des monuments les plus intimement liés à l’histoire de Venise, Santa Maria Gloriosa dei Frari, ou « les Frari » tout simplement. Son campanile, rivalisant avec celui de Saint-Marc, est achevé en 1396. Quant à l’Assomption du Titien (1518), qui vous « aspire » vers le ciel dès l’entrée dans l’église, c’est « le plus beau tableau du monde », au moins selon le peintre vénitien Canova. Les Frères Mineurs Conventuels – dont Vincent Coronelli, autre Vénitien dont nous connaissons les globes offerts à Louis XIV – continuent aujourd’hui encore d’animer spirituellement ce lieu chargé d’art et d’histoire.
Au milieu du XIIIe siècle, Marco Ziani, fils du doge Pietro, lègue aux frères « un vaste vignoble, situé sur la paroisse de Santa Giustina, la petite église existant là avec toutes les boutiques contiguës pour qu’elle puisse servir de résidence perpétuelle à six religieux ». Telle est l’origine d’un autre pôle franciscain de Venise, dans le quartier du Castello, San Francesco della Vigna, du nom de la vigne de Marco Ziani. Cet immense complexe conventuel, abritant jusqu’à cent frères, est devenu au XVe siècle, la résidence des frères réformés de l’époque, les Observants. Comparez leur église avec celle des Frari (notamment l’emplacement du chœur des frères), et vous comprendrez la différence qu’il y a entre les Conventuels et les Observants. Outre l’église, le couvent comprenait un studium de théologie, une pharmacie, une filature de laine, et la Scuola di San Francesco, fondée en 1346 par le frère Petruccio d’Assise pour l’assistance des enfants abandonnés. Aujourd’hui, les Frères Mineurs continuent de faire vivre San Francesco della Vigna.
En revanche, ils ont quitté San Giobbe (Job), cette église Renaissance du Cannaregio (quartier nord de la ville) qui conserve la mémoire du passage de saint Bernardin de Sienne – malade et soigné en ce lieu, alors un hôpital.

Les capucins du Redentore
À la fin des années 1530, la jeune réforme capucine débarque donc à Venise et prend pied sur l’île alors désertique de la Giudecca, dans un ermitage dédié à sainte Marie des Anges. Très vite, des rapports de grande confiance s’établissent entres les frères et la population vénitienne, et c’est tout naturellement qu’après la peste de 1575-1577, lorsque la ville décide de construire une grande église votive dédiée au Christ rédempteur et à saint François, le Redentore, elle la fait construire auprès du couvent des Capucins et leur en confie la garde.
C’est là que nous retrouvons notre Frère Mattia qui nous fait découvrir dans ses moindres détails son vaste couvent, lequel occupe toute la largeur de l’île. Depuis l’antique et modeste église Santa Maria degli Angeli, où saint François Xavier aurait célébré sa première messe, jusqu’au garage à bateaux du couvent – une fois par semaine, les frères quêtent les invendus des supermarchés –, en passant par l’interminable réfectoire, la plus belle ancienne pharmacie de Venise et bien entendu la grande église de Palladio (consacrée le 27 septembre 1592), rien ne nous est épargné. Ces trésors du passé donnent des racines et du sens à ce qui se vit aujourd’hui d’essentiel au Redentore : une trentaine de jeunes étudiants capucins du nord de l’Italie y poursuivent des études de théologie au sein de l’Institut Saint-Laurent-de-Brindes. Car les défis pastoraux sont immenses. « Beaucoup d’églises ici, pas beaucoup de croyants », murmure Frère Mattia, ordonné prêtre le 17 septembre dernier, jour de la fête des stigmates de saint François. Auguri, Frère Mattia.

Updated on 16 Octobre 2022
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