Wojtkiewicz : une fable polonaise

15 Avril 2004 | par

Wojtkiewicz traversa la vie comme un météore. Il n'a que trente ans lorsqu'il meurt en 1909. Né avec une faiblesse cardiaque, l'enfant à la santé fragile, isolé malgré lui, développe vite une imagination fertile. Il s'oublie dans le rêve et s'invente un univers que l'on retrouve dans son œuvre d'adulte. En1897, contre l'avis de son père, le jeune Witold entreprend des études artistiques et s'inscrit dans la classe de dessin de Wojciech Gerson. Il a 18 ans. Trois ans plus tard, il répond à l'invitation de son oncle et passe quelques semaines à Saint-Pétersbourg mais ni la ville ni le contexte artistique ne le retient. De retour à Varsovie, sa ville natale, il collabore à Kolce, un hebdomadaire satirique. Il y écrit de courts feuilletons humoristiques qu'il signe du pseudonyme de Wit-Woj et dessine des caricatures. Bientôt, il fait des illustrations pour d'autres journaux et réalise des cartes postales pour la maison d'édition de Grabowiecki. Cela lui permet de gagner sa vie mais il crée aussi pour lui-même.
De cette période datent les scènes de genre comme Interview ou Le Meneur de bal ainsi que des dessins d'atmosphère, Nuit lunaire, Jeune paysan jouant de l'harmonica. Il signe également ses premières compositions symbolico-allégoriques, Personnes couchées sur des grabats, Dernière corde ou Cloches. Et durant l'été, lors de ses vacances à Godziszów, il peint ses premiers paysages à l'huile, Pré, Manoir abandonné, Un jour nuageux et Coucher de soleil. Mais le jeune artiste se cherche encore.

Une personnalité originale
En 1903, on le retrouve à Cracovie. La ville est alors un centre artistique actif où se retrouvent tous les jeunes créateurs polonais. Witold Wojtkiewicz poursuit ses études à l'école des Beaux-Arts dans l'atelier de Leon Wyczolkowski. Il n'adopte ni l'attitude ni l'habillement bohême de ses confrères, mais affirme au contraire son originalité par une attitude froide et distante ainsi qu'une apparence soignée et élégante. Toujours tiré à quatre épingles, soucieux de sa personne, toujours impeccable ne supportant pas la poussière, ses camarades prétendent qu'il porte une brosse dans sa poche. Il cache en fait derrière ce personnage, une nature profondément et douloureusement sensible.
Pour gagner sa vie, il collabore à Liberum Veto, un bimensuel satirique. Il y exécute des dessins humoristiques sur des sujets d'actualité à caractère social. Parallèlement il crée des dessins grotesques pleins d'une ironie féroce pour le Palais des Arts de Cracovie. Sa personnalité artistique s'affine et son dessin se fait plus raffiné. Il développe les principes de la poétique du noir et blanc qui dépassent largement le cadre des caricatures journalistiques et avance ainsi vers une autonomie artistique et une expression plus approfondie.
Avec ses Esquisses tragicomiques apparaît la tendance à lier l'élément tragique et la distanciation ironique, à saturer le drame d'éléments comiques et de déformations caricaturales qui caractérise son imaginaire. On y sent l'influence de Goya qu'il vient de découvrir. Sa rencontre avec les estampes du peintre espagnol diffusées par Przybyszewski, un des leaders de la vie artistique de l'époque, est une expérience émotionnelle très forte qui stimula chez lui la mise à nu des plus obscurs replis de la condition humaine. Il travestit d'un masque grotesque les malaises les plus cruels et dépeint à travers ce prisme amer l'amour, la maternité, la souffrance, la solitude et la détresse. Le motif de la prostituée entourée de vieux grivois est présent dans ses dessins. Il réalise là véritablement ses premières œuvres expressionnistes.

Des fous aux clowns
Dès 1903, l'artiste établit le vocabulaire et les thèmes de la maturité : le monde de l'enfance, des angoisses, des tristesses et des rêves, un monde étrange et merveilleux où la réalité est masquée et où les jeux deviennent le lieu propice à une analyse psychologique. Son univers se peuple de personnages fantomatiques, de marionnettes, de pierrots, de vieillards et de clowns. Sa palette sourde est éclairée de quelques tons chauds dans des rapports de couleurs insolites. Il possède un métier délicat, un trait acéré, et il travaille une matière fine où les formes semblent parfois se dissoudre en motifs traités pour eux-mêmes. Elles prennent souvent un aspect éthéré grâce à la transparence et à la légèreté de sa peinture.
Dans le cycle Rok de 1905 comprenant les Chaînes brisées ou Allégorie de la Pologne, Manifestations de rue, Au meeting, les Forçats, Aurore de la Liberté, il inscrit la révolution du prolétariat des années 1904-1905 dans la tradition des insurrections patriotiques, révoltes armées visant la libération de la Pologne. Son territoire est alors partagé entre les puissances avoisinantes, l'Autriche, la Prusse et Russie. Le cycle est ambigu. Eloge de la lutte du prolétariat et, en même temps, évaluation cynique de cette révolution tragique et absence du moindre ton héroïque lui donnent un sens presque caricatural.
Dans les années suivantes, mis à part les magnifiques portraits de 1905-1906, il compose des séries dont celle consacrée à la monomanie. Les fous de Wojtkiewicz, déformés, emprisonnés sur des plates-formes roulantes, se métamorphoseront dans ses œuvres postérieures en clowns, comédiens et pierrots masqués, engourdis et immobiles, pensifs. Le Pierrot solitaire, Mélancolie, le Cirque, les Marionnettes, des tableaux de 1907, présentent des acteurs en compagnie de marionnettes à l'aspect tragique et grotesque. Les marionnettes combattent en duel, tournoient, s'enlacent, dansent devant des spectateurs frappés de stupeurs ou peut-être endormis. Dépourvus du dynamisme narratif, les drames, mélodrames et farces mis en scène par ces marionnettes deviennent symboles d'états d'âme. Le peintre s'inspire de Heinrich von Kleist qui leur donne un pouvoir quasi animiste.

Le monde enfantin
Les représentations des enfants sont des thèmes récurrents. Il les peint avec des angles de vue et des cadrages inhabituels. En 1905, l'artiste travaille sur le motif d'un cortège d'enfants qu'il représente en trois versions intitulées cortège d'enfants, les enfants surpris par l'orage et la croisade des enfants, inspirée justement par l'incroyable croisade des enfants décrite par Marcel Schwob dans son ouvrage du même titre, paru en 1896. Les toiles de Wojtkiewicz, aux couleurs éteintes, dominées par des gris et des bleus mat, évoquent une ambiance accablante, dépeignent avec suggestivité la détresse des petits pèlerins, cheminant vers des terres inconnues et luttant désespérément contre les hostilités de la nature.
La série des Poses enfantines de 1908 comprend des compositions à caractère plus décoratif, les couleurs y sont intenses, la lumière douce. Les scènes représentées constituent des variations sur le thème des amours d'une princesse et de son soupirant : les déceptions amoureuses, les adieux, les fuites éperdues et les chutes dans l'abîme. Le climat irréel de ces scènes féeriques est mis en relief par la présence d'un petit cheval de bois et des plantes exotiques à l'aspect rachitique, contrastant avec le paysage campagnard.
Enfin, la série Cérémonies dont l'élaboration a été interrompue par la maladie et la mort de l'artiste en 1909, se caractérise par une poétique originale. Le motif principal est celui de l'étiquette de la cour, du rituel qui a pour toile de fond tantôt un paysage idyllique, tantôt des intérieurs étouffants du palais. Les petits princes et princesses richement parés, en étoffes de luxe à ornements raffinés, en diadème et chapeaux à formes recherchées, contemplent d'un regard narcissique leurs reflets à la surface d'un étang.
Il est certain que si cet artiste avait vécu, il serait devenu l'un des leaders de l'avant-garde. D'ailleurs André Gide ne s'y était pas trompé en 1906, lorsqu'il découvrit ses œuvres au Salon Schultz de Berlin en compagnie Maurice Denis. L'écrivain, très sensible à l'harmonie des tons et à la douloureuse fantaisie de ses toiles, organisera l'année suivante une exposition dans la galerie Druet et écrivit une préface pour le catalogue.
L'exposition de Grenoble réalisée dans le cadre de Nova Polska, la saison polonaise en France qui marque l'entrée dans l'Europe de ce pays, apparaît dès lors comme la reconnaissance d'une œuvre injustement méconnue qui s'avère préfigurer les nombreux courants artistiques du XXe siècle, de l'expressionnisme au surréalisme.

Musée de Grenoble, 5, place de Lavalette. Tél. +33-(0)4-76 63 44 44. Web : www.museedegrenoble.fr
Jusqu'au 31 mai.
Catalogue, 144 pages, 45 €


Autres expos :
Joan Miró à Paris 
La rétrospective consacrée à l'un des plus grands artistes du XXe siècle est un pur bonheur. Le peintre était aussi un poète. On le découvre à travers les 240 tableaux, dessins et collages, réunis pour l'occasion. Toute sa vie, le grand artiste a lutté avec la peinture dans un combat sincère qui le conduit à se défier des techniques traditionnelles en mêlant la peinture au collage, la sculpture au dessin, le dessin à la peinture, en utilisant pour ce faire toutes sortes de matériaux tels le bois, le fil de fer, le papier de verre, le chiffon. D'une grande rigueur, il s'est interrogé sans cesse sur le sens de l'art suivant son chemin personnel et c'est sans doute cela, qui fait de lui, l'un des créateurs les plus libres qui soit. Aujourd'hui, ces toiles qui furent révolutionnaires et dérangeantes se regardent avec un plaisir émerveillé devant tant de pureté. D.B.
Centre Georges Pompidou, Tél. : 0144 78 12 33, jusqu'au 28 juin.

Fernand Khnopff à Bruxelles
Le chef de file du Symbolisme belge était un artiste prolixe qui ne se contentait pas de peindre à l'huile, au pastel ou d'appliquer des techniques mixtes mais qui se consacrait aussi à la sculpture, la gravure et la photographie. Cette rétrospective de près de 250 numéros rassemble ses chefs d'œuvres comme le fameux portrait de sa sœur Margueritte toute vêtue de blanc ou le célèbre Des caresses mais nous fait découvrir aussi des œuvres moins connues voire jamais montrées et l'on découvre ainsi, qu'il fut aussi un extraordinaire portraitiste d'enfants.
Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 3 rue de la Régence, Bruxelles. Tél. 32-2/508 32 11. Jusqu'au 9 mai.

Updated on 06 Octobre 2016