Xavier Emmanuelli et Médecins Sans Frontières

01 Janvier 1900 | par

De ce Prix, Xavier Emmanuelli dit en souriant qu’il est un « épiphénomène ». En 1993, il fonde le SAMU social. Il quitte MSF en 1995 lorsqu’il prend ses fonctions de secrétaire d’Etat à l’Action Humanitaire dans le gouvernement Juppé.

Quel rapport y a-t-il entre l’action des médecins et la paix ?
Les médecins sont porteurs de paix, soulagent les souffrances. MSF étant une organisation non gouvernementale qui défend l’individu, les Droits de l’Homme, est par définition contre toute guerre.

Vous êtes un chrétien engagé. Votre engagement à MSF est-il venu à cause de la foi chrétienne ?
Non, la foi est venue après. La foi est une grâce qui nous est donnée. Je l’avais probablement, mais ne voulais pas en entendre parler. Jeune médecin j’étais plutôt laïque. Je me disais communiste. En réfléchissant sur les morts injustes et la distribution incompréhensible de la souffrance, j’ai compris que j’avais la foi. Mais c’est plus l’idée de fraternité qui m’a fait m‘engager. Dans mon métier de réanimateur et d’urgentiste, le sens m’est venu, et les questions essentielles.

Le MSF que vous avez créé et celui d’aujourd’hui sont-ils dans la même ligne?
J’en suis parti en 95 en entrant au gouvernement (les deux fonctions étaient incompatibles) mais j’avais vu beaucoup de changements avec l’arrivée des jeunes générations. C’est l’éternelle querelle des anciens et des modernes. Ça a grandi, il y a eu de gros budgets, des gens engagés. L’expérience transmise, il a fallu gérer comme une entreprise une institution avec beaucoup de salariés, ce qui changeait des médecins un peu marginaux du début.

Ce Prix Nobel, est un événement pour les « French Doctors » !
MSF, sur le terrain, n’a pas comme la Croix Rouge un signe de reconnaissance censé garantir une immunité. Le Prix donne une légitimité, une reconnaissance internationale.

Comment fonctionne le SAMU Social ?
24 h sur 24, 7 jours sur 7. La nuit c’est la solitude, le froid. Le jour, au cours des rendez-vous pris dans la nuit, on rencontre plus de phénomènes psychologiques et psychiatriques.

Dans votre livre L’homme n’est pas la mesure de l’homme (Ed. Presses de la Renaissance) vous dites que ces gens ont perdu tout rapport avec le temps. Ils viennent quand même aux rendez-vous?
C’est nous qui allons aux rendez-vous, informels bien sûr. On signale à l’équipe du matin ceux qui ne nous ont pas suivis ou n’ont pas pu venir. Les gens sans domicile sont toujours sur le même territoire.

Les gens n’ont plus la force de faire appel? Ou est-ce que, suicidaires, ils se laissent aller?
C’est trop facile de dire ça. J’ai fait le SAMU social par analogie avec le SAMU médical qui concerne des victimes d’accidents. On n’attend pas qu’ils viennent à l’hôpital. L’idée française du SAMU c’est l’hôpital hors les murs. On peut assimiler ces gens à des victimes. Ils n’ont plus l’image de leur corps, plus de notion du temps et n’arrivent plus à symboliser ce que représentent les institutions. Ce n’est pas une question de courage mais de représentation mentale.

Avez-vous à résoudre plus de problèmes d’hébergement ou de médicalisation ?
Les problèmes sont complexes: somatiques, psychiques, de logement, économiques, de travail, d’assurance maladie et d’identité. Ils perdent les cartes d’identité parce qu’ils ne savent pas qu’ils ont une identité.

Vous êtes praticien à l’hôpital psychiatrique Esquirol à Charenton...
J’y ai monté le service «Souffrance psychique et précarité»: la souffrance psychique liée à la fragilité identitaire, sociale, économique, qu’est la précarité. Avant le SAMU, j’étais à l’hôpital de Nanterre où la police, la Brigade d’Assistance aux Personnes Sans Abri, amenait les clochards raflés dans le métro et dans les rues, en vertu d’un article de loi, le délit de vagabondage. C’est là que j’ai fait mes observations sur l’identité, le temps, le rapport au corps. Quand on est désocialisé, toutes les catastrophes peuvent arriver. On quitte le monde des humains.

Que faut-il changer dans notre mentalité pour qu’on regarde autrement les drogués, les gens dépendants?
Quand on n’existe pas dans les yeux des autres, on n’existe pas dans ses propres yeux. Ils ne sont pas regardés en tant que sujets mais en tant que clochards ou toxicos. Quand les travailleurs sociaux s’adressent à eux, c’est en les paramètrant: Depuis combien de temps êtes-vous dans l’errance? Est-ce que vous buvez? On dit «à l’hôpital on n’est que des numéros ou des maladies, pas des gens». Or ils ont besoin d’être considérés comme des sujets avec leur douleur. Si on les regarde en tant qu’individus, de même statut et de même rang que soi, on fait l’effort du regard, du sourire ou d’une parole C’est aussi important que le pain.

Votre expérience de cinq ans à la prison de Fleury était-elle du même ordre?
Fleury m’ intéressait parce que je suivais l’épidémiologie du sida. Il y avait beaucoup de toxicomanie à la prison. Mes interrogations scientifiques sur cette épidémie m’obligèrent à m’interroger sur la toxicomanie en tant qu’épidémie sociale. Pourquoi ces jeunes choisissent ça? J’y ai connu le problème de l’exclusion. Puis je me suis précipité à Nanterre pour être au cœur du problème. Je connaissais l’exclusion dans les pays du tiers monde qui n’ont pas accès aux médecins. Avec la protection sociale française, c’était hallucinant.

Vous avez été secrétaire d’Etat à l’Action Humanitaire. Les initiatives gouvernementales ont-elles plus de chance d’aboutir que les initiatives individuelles?
Oui, parce que le gouvernement transforme l’essai. Un politique doit récupérer les bonnes actions de la société civile. Quand je suis venu au gouvernement j’avais déjà une carrière à MSF. Pour l’humanitaire extérieur j’étais un professionnel. Pour l’intérieur j’avais combattu depuis longtemps l’exclusion, je savais ce que je voulais. Ça donne un réel pouvoir, petit parce que dans les administration, quand on apporte des idées nouvelles, il faut le temps de convaincre. J’ai œuvré pour l’hébergement d’urgence, introduit le 115, numéro d’appel national. Mon bilan ne se fait pas par actions mais par changement des mentalités chez les professionnels.

Les organisations humanitaires doivent-elles être politiques avant d’être humanitaires ou doivent-elles rester neutres?
L’humanitaire est neutre par définition. Mais, au milieu de forces politiques qui agissent, s’établit un rapport de force qui oblige à de petits compromis. Les association humanitaires disent : nous sommes indépendants, nous recevons notre argent uniquement des donateurs. Or, le budget européen a donné beaucoup d’argent pour certaines missions, la Yougoslavie en particulier. La France participe jusqu’à 20% à ce budget. Donc, d’une certaine façon, les ONG reçoivent aussi l’argent des Etats.

Qui est votre prochain?
Tout le monde. Celui qui croise ma route, pour lequel je peux avoir une action, un regard directs. Je crois qu’on a le même statut et le même rang sur la terre, un rang de grande noblesse par rapport à la création, le rang des hommes, avec cette part mystérieuse qu’on ne pourra jamais réduire à des paramètres.

Quel est votre rapport intime à Dieu?
On ne peut avoir que la projection de l’idée de Dieu qu’on se fait. Le rapport fusionnel avec Dieu est un grand mystère, un rapport d’amour et de confiance : l’intimité de mon être, l’espérance. On peut toujours engueuler Dieu ou le remercier, il n’y a que la prière intime et le moi profond qui donnent une approche de ce mystère. Chaque fois que j’ai un élan de cœur, je ne peux pas mettre des mots dessus mais je sais que c’est une prière qui s’amorce. Ça passe par une glorieuse humanité qu’on a au secret de son cœur.

Croyez-vous vraiment que la solidarité risque de détruire la fraternité?
Oui je le crois.. Je sais de quoi souffrent les gens: ils veulent être aimés. Essayez de traduire ça en décret. Heureusement, ce n’est pas réalisable.

Les techniques médicales sophistiquées ruinent-elles la conscience ?
Ça donne l’impression d’être tout-puissant, c’est l’orgueil, la chute. On croit qu’on peut tout maîtriser y compris la vie et la mort. Ça fait penser à l’arbre de la connaissance, c’est se prendre pour Dieu. Cette civilisation marchande a, dans son orgueil, éliminé le sacré. Si des îlots de résistance donnent du sens, ils opposent des valeurs à ce déferlement de biens éphémères. Il y a du diable là-dedans.

Quel est votre rapport à la nature?
Nous faisons partie des forces qui façonnent la nature. On continue la Genèse mais on la reprend à notre compte. Le rapport à l’environnement est un rapport de responsabilité. On finira par mourir. Etre responsable c’est: ou tu es sage ou tu meurs.

Vous vous êtes converti...
Réconcilié...

A partir de cette réconciliation, avez-vous été un médecin différent ?
J’ai eu la légèreté des enfants de Dieu, l’espérance. La différence n’est pas dans le comportement mais dans le destin prodigieux qui nous attend collectivement. Oui, mon regard a changé.

Que veut dire réconcilié?
J’étais croyant puis j’ai essayé de l’enfouir mais j’avais gardé cette petite graine. En vieillissant, il y a une érosion et revoilà la graine. Ma foi est puérile. Quand je m’adresse à Dieu, j’ai quatre ans.

Updated on 06 Octobre 2016