« L’ermite se passe du superflu et en est heureux »

Depuis 1995, Sœur Catherine vit en ermite dans les Alpes françaises. Pour Le Messager de Saint Antoine, elle revient sur ce choix de vie radical, à rebours des aspirations du monde contemporain. Une vie qui lui procure « une grande paix intérieure ».
20 Mars 2022 | par

Comment avez-vous « découvert » votre vocation d’ermite ?
La prière avait pris de plus en plus d’importance dans mon quotidien, au point de développer en moi le désir qu’elle devienne continuelle, de jour comme de nuit. J’ai aussi été à plusieurs reprises exaucée dans des conditions où ce n’était vraiment pas gagné d’avance. J’ai pris cela pour un encouragement vers une vocation à la prière, avec cette certitude intérieure que c’est là que je serais la plus utile. J’ai aussi réalisé que Dieu était devenu la personne la plus importante de ma vie, qu’il me comblait pleinement, alors j’ai compris qu’il fallait aller vers une vocation en retrait du monde. Par contre l’ermitage n’était pas du tout un choix personnel. Je pensais plutôt au Carmel, lorsqu’un appel intérieur très net m’a déterminée à la solitude, comme expression de la volonté de Dieu. Mon entourage a été aussi surpris que moi, mais tout-à-fait respectueux de mon choix (d’ailleurs j’avais la trentaine).

Comment vit-on, physiquement, matériellement, mais aussi spirituellement lorsque l’on est ermite ?
Je ne peux pas parler au nom de tous les ermites, car il y a des différences notables. C’est un appel reconnu comme une conduite personnelle de Dieu sur l’ermite, sans passer forcément par le charisme d’un fondateur d’Ordre (comme l’ermite diocésaine que je suis). En ce qui me concerne, mon propos est de vivre la prière continuelle dans la perspective d’une union à Dieu de tous les instants. Ma journée est structurée par les Offices (Laudes, Vêpres et Complies), la Sainte Communion et l’adoration eucharistique, la lectio divina et des heures d’oraison. Comme je vis dans un ermitage de montagne très rude et vraiment retiré (ni eau ni électricité, accessible seulement à pied), j’ai aussi beaucoup de travail très concret (portage de tout le nécessaire, abri précaire avec beaucoup de bricolage et d’entretien, lessives en charriant l’eau de pluie, corvées de bois, etc...) C’est à chaque tâche l’occasion d’offrir pour tous ceux qui peinent, souffrent, désespèrent. C’est ma principale relation à l’autre. Cette austérité, ces sacrifices, c’est de la prière incarnée, en union avec le sacrifice sauveur du Christ.

N’avez-vous jamais la tentation d’abandonner cette vocation, de revenir à une vie plus confortable ?
Je n’ai jamais eu la tentation de renoncer. Mais avec l’âge je suis obligée d’adoucir, et de prendre des temps de repos car Frère Âne peine de plus en plus. Je n’ai jamais souffert de la solitude. Elle rend la présence aimante de Dieu beaucoup plus perceptible, et elle anticipe (toutes proportions gardées...) la béatitude comblante qui sera la nôtre après cette vie. Et cela n’aura pas de fin ! Peut-être que la raison d’être de certains ermites est de rappeler cette vérité, parce qu’ils en vivent, et que notre époque la perd de vue. La joie est devenue un élément moteur de ma vie, comme une force et un dynamisme constamment renouvelé. C’est précisément parce que je suis établie dans la joie que je peux supporter ces conditions de vie, en faire une occasion d’intercession. L’austérité de vie est une occasion de don de soi, de dépassement de son bien-être pour l’amour de Dieu et du prochain. Cela ne m’a jamais coûté, il faut juste trouver l’équilibre entre l’au-delà de ses forces qui fait passer dans les forces de Dieu, et ses limites personnelles. Le don de soi sans réserve est aussi un facteur de joie profonde. Se coucher chaque soir en se disant qu’on n’aurait pas pu faire plus établit dans une grande paix intérieure.

Pourquoi être ermite est une vocation actuelle en 2022 ?
Parce que nous sommes dans une société qui a dérivé dans trop de matérialisme, de fuite en avant technologique, de compétition, d’immédiateté, de superficiel, de mise à mal de la nature et de la Planète. L’ermite se passe du superflu et en est heureux, non pas comme un béat déconnecté des soucis de ses semblables, mais au sens des Béatitudes évangéliques.
Trop d’agitation et d’activités plongent dans le stress, la confusion, et font perdre le sens des priorités. La pandémie a révélé la fragilité de l’homme moderne, capable de tant de prouesses technologiques, mais qui s’effondre devant un imprévu perturbant qui dure. L’homme ne se connaît plus, l’homme s’illusionne en se confondant avec son niveau de vie et de bien-être. Si celui-ci disparaît : c’est l’effondrement. La solidité intérieure (la capacité à conserver la maîtrise de soi et de ses objectifs, de ses valeurs, même dans l’épreuve), la lucidité, un juste rapport à la nature et au temps deviennent urgents. L’ermite peut incarner cela, donner des clés ... qui sont très proches de l’esprit franciscain ! Donner des clés est d’ailleurs ce que j’ai tenté de faire dans mes livres : Récits d’une ermite de montagne, où je décris surtout mon quotidien, et La joie du réel, tous deux aux éditions du Relié, où je fais entrer le lecteur dans ma vie d’oraison et de prière continuelle.

Beaucoup de personnes souffrent de l’isolement et de la solitude, surtout en cette période de pandémie. Quels seraient vos conseils ?
Précisément de creuser le sens et les avantages de cet isolement forcé. De chercher le trésor enfoui dans cette solitude. Dieu frappe à la porte du cœur, mais si doucement que le tapage de la vie moderne le rend le plus souvent inaudible. Cela nécessite de la disponibilité (organiser son temps, opérer quelques détachements), de l’écoute, d’apprendre à faire un vrai silence intérieur. C’est l’occasion de revenir à une intériorité, à une vie de prière, à une relation personnelle avec le Christ. Pratiquer la lectio divina, des temps de réflexion, se mettre à l’écoute du dessein bienveillant que Dieu a sur chaque homme, qu’il a créé par amour et avec amour. Au début, c’est laborieux, on a l’impression qu’il ne se passe rien, et puis on discerne et on goûte la saveur d’être attendu, conduit, enrichi... comblé. Il faut aussi avoir de bonnes lectures, saines, nourrissantes, qui soient des supports de réflexion. Prendre le temps de s’occuper de sa relation à Dieu, ce n’est pas s’occuper égoïstement de soi. Je sais bien que ça a été plus difficile avec la pandémie, mais fréquenter un lieu avec une liturgie soignée est aussi important.

Pendant le Carême, les chrétiens sont invités à aller au « désert ». Pourquoi cela favorise-t-il la rencontre avec le Seigneur ?
Le Carême est l’occasion de se distancier des façons du monde, en ce qu’elles peuvent être contraires aux demandes de Dieu. Se distancier pour mieux se recentrer sur l’essentiel : la relation à Dieu, car c’est elle qui permet notre incorporation toujours plus étroite au Christ, de devenir authentiquement un autre bien-aimé du Père. Oui, il nous aime inconditionnellement, mais il y a des comportements qu’il préfère. Il ne s’agit plus seulement de « faire » au service de nos frères, de déployer nos aptitudes et qualités. La relation à Dieu ne se résume pas à la seule relation à l’autre. Il s’agit de se laisser regarder et transformer dans son être, même si c’est beaucoup moins agréable de mettre l’éclairage sur nos points faibles et nos limites. Cette démarche de vérité est nécessaire pour récupérer toute notre liberté de suivre le Christ, et de paraître devant Dieu en responsabilité de nos actes. Nous avons vu avec les drames récents dans l’ Église que l’appel à devenir saint, qui n’est pas possible par nos seules forces mais par une relation vivante au Christ Sauveur, n’est pas une option à réserver pour quand on aura le temps, et qui passe après le service des autres, après le faire, l’agir. Cela ne se produit pas non plus automatiquement par la seule participation aux sacrements. Il faut laisser à Dieu la disponibilité et le temps d’actualiser ses mystères en nous.

Updated on 20 Mars 2022
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