Michel Feuillet : « Giotto au service de la spiritualité franciscaine »

Né en 1949, Michel Feuillet est historien d’art, professeur émérite à l’université Lyon III (France). Spécialiste de l’art sacré de la Renaissance et de la peinture italienne, il est notamment l’auteur du livre François d’Assise selon Giotto chez DDB.
16 Juin 2019 | par

En quoi Giotto a-t-il révolutionné l’art chrétien ?
Pour les historiens de l’art, Giotto est le premier peintre moderne, c’est celui qui a permis de passer de l’art de l’icône, qui est un art très beau mais archaïque, à un art moderne. Il chante le beau de manière différente, avec un regard sur la nature, sur l’humanité, sur le réel tout à fait exceptionnel et qui est une invention de sa part. L’art byzantin est un art sacré, celui de l’icône, où les visages sont hiératiques, où le Christ et les saints sont représentés de façon frontale de façon à être vénérés, admirés, alors que Giotto a eu l’idée de remettre tout dans le temps et dans l’espace, avec des prémices de mises en perspective qui rapprochent la sainteté et la divinité de l’humain qui contemple l’image. Avec Giotto, on passe de l’art de la splendeur, de l’immensité du monde byzantin à un art plus modeste, plus réel, plus proche, un véritable langage humain.

Par son génie artistique, Giotto a-t-il été une sorte de catéchiste ?
Tout à fait, il est celui qui a donné une image de la divinité plus incarnée et répond en cela au cœur de la foi chrétienne selon laquelle Dieu s’est fait homme en la personne de Jésus. Cela se voit aussi bien dans ses représentations des scènes de l’Évangile que dans celles de François d’Assise avec un réalisme qui n’existait pas auparavant dans la tradition byzantine. Comme tous les peintres, Giotto avait aussi une fonction de pédagogue, d’enseignement, de transmission de la connaissance, il traduisait la Parole à travers son art, mais il l’a fait avec un génie unique en son genre qu’il est encore émouvant à contempler.

En quoi les peintures d’Assise ont-elles contribué à rapprocher saint François du peuple chrétien ?
Giotto a peint un cycle tout à fait exceptionnel, le plus grand consacré à un saint jamais peint avec ces vingt-huit scènes très grandes qui tapissent toute la nef de la basilique supérieure d’Assise. Cette monumentalité donnait déjà une idée de l’importance qu’il voulait donner au saint. Ces scènes sont très proches du spectateur car elles sont représentées dans un contexte reconnaissable : on y voit la ville d’Assise ainsi que les collines qui la bordent, la nature est bien-sûr très présente, tout dans sa peinture veut dire la proximité de François avec ceux qui admirent ces fresques, mais aussi sa proximité avec le réel. François d’Assise était vraiment un saint ancré dans son temps et Giotto l’a parfaitement montré.

Giotto incarne-t-il une époque où la beauté artistique se met au service de la foi ?
Si l’on pense au monde byzantin qui a nourri Giotto, la beauté est faite de distance, de grandeur et de lumière avec les ors, des formes et des stylisations très maîtrisées. Mais l’artiste a introduit une beauté que nous connaissons aujourd’hui, qui nous parle, une beauté qui puise à la nature et qui est proche du réel. Ce n’est néanmoins pas un réel matériel, Giotto avait bien compris que François d’Assise était amoureux de la nature mais en tant que Création, il voyait dans le monde qui l’entourait la main de Dieu. Et Giotto a été un génie en ce que la beauté qu’il a mise dans ses œuvres se voulait le reflet de la spiritualité franciscaine, une spiritualité admirative et contemplative de la création divine.

Giotto est aussi un maître dans l’utilisation des couleurs, en particulier ce bleu que l’on voit dans la chapelle des Scrovegni de Padoue. Quel message voulait faire passer le peintre à travers ces couleurs ?
Le bleu est une couleur à part dans la peinture à fresques. Toutes les autres couleurs étaient peintes sur un enduit encore frais alors que le bleu ne fonctionnait pas d’un point de vue chimique, il ne prenait pas.
Le bleu que Giotto utilisait était fait de lapis-lazuli, d’azurite, des matières précieuses que l’on utilise à sec. Dans la chapelle des Scrovegni, ce bleu est la couleur la plus abstraite qui soit, c’est celle du ciel, c’est une couleur qui renvoie à l’au-delà et son utilisation à une signification éminemment mystique.
Giotto est un véritable maître de la couleur, même si certaines de ses couleurs sont parfois fanées en raison de leur fragilité. Si l’on se réfère au retable qui se trouve au Louvre qui est une réplique de certaines scènes d’Assise, on voit toute sa technique, les couleurs sont restées beaucoup plus vives. On mesure combien par la couleur Giotto voulait saisir la vie afin de chanter les louanges du Dieu créateur.

Quelle révolution Giotto a-t-il apportée dans le patrimoine artistique ? Qu’a-t-il changé dans la relation du public profane avec Dieu ?
Il a développé deux dimensions qui étaient auparavant très peu exploitées dans l’art et la peinture, à savoir le temps et l’espace. Il y a aussi un véritable esprit moderne qui se traduit chez lui avec l’apport d’une troisième dimension à travers l’introduction d’une perspective, encore maladroite mais efficace.
Giotto a su saisir le temps comme personne avant lui : il fait comprendre ce qu’il s’est passé juste avant les scènes qu’il a peintes et fait deviner ce qu’il se passera après. Ses histoires de la vie de saint François d’Assise sont inscrites dans un mouvement, un développement temporel qui est totalement nouveau à l’époque et colle parfaitement à l’idée d’un nouveau monde qui est en train de se mettre en place, le monde moderne qui est le prélude à notre monde d’aujourd’hui. Tout cela dans le contexte de la foi chrétienne de ces XIIe et XIIIe siècles.
Ce monde marque encore profondément notre civilisation et Giotto porte ainsi une grande modernité. Il incarne cette maîtrise du temps et de l’espace au service d’un art fait pour chanter les louanges, rendre hommage au Créateur.

Updated on 16 Juin 2019
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