Prendre la parole pour exister

Selon les cultures et les époques, la légitimité et la place données à la parole des enfants dans les conversations familiales varient radicalement.Donner des opportunités d’expression aux enfants demeure cependant un défi éducatif essentiel.
24 Mars 2024 | par

Le psalmiste le proclame, dans une expression biblique reprise dans un chant liturgique populaire : « Jusqu’aux cieux, ta splendeur est chantée, par la bouche des enfants, des tout-petits ». (Ps 8, 2). Le christianisme - qui, chose exceptionnelle dans l’histoire des religions, sacralise le statut de l’enfant en représentant un Dieu s’incarnant dans l’Enfant Jésus -, accorde donc à l’enfant une place éminente, non pas comme un être humain en devenir, mais comme un être humain déjà accompli et légitime à s’exprimer, même s’il n’est pas encore autonome et dépend de ses parents pour vivre.
Pourtant, dans de nombreuses familles de tradition catholique, l’usage fut longtemps de laisser seulement les adultes parler à table, les enfants n’ayant le droit de s’exprimer que pour répondre à des questions précises, liées par exemple à leurs résultats scolaires. Aujourd’hui, le schéma est souvent renversé : les parents ont parfois du mal à exister pour eux-mêmes et en tant que couples, face à des enfants qui occupent tous les espaces et toutes les conversations.
Selon certains, le phénomène de plus en plus fréquent du burn-out parental et les divorces qui l’accompagnent sont liés à ce mode de vie déséquilibré dans lequel « ce sont les enfants qui commandent » et il revient aux adultes de s’adapter. Ce modèle est notamment favorisé par la diffusion des séries anglo-saxonnes, qui induisent de nouveaux modes de communication selon lesquels « le plus important n’est pas ce que tu dis, mais l’assurance avec laquelle tu le dis ». Mais il est vrai aussi que dans les échanges internationaux, les enfants français passent souvent pour les plus timides et les plus introvertis, par contraste avec les Canadiens, les Américains ou même les Italiens, les Espagnols ou les Belges. Tout est donc question de dosage.

Le risque de bloquer la parole
Le parcours éducatif n’est pas linéaire, et les meilleures intentions peuvent parfois se révéler contre-productives. Pierre-Henri, un trentenaire désormais professeur d’histoire-géographie, a ainsi été guéri de son bégaiement après le décès de son père, un personnage chaleureux et charismatique, mais écrasant pour son fils. Diacre permanent, très impliqué dans la vie de la paroisse et du diocèse, plein d’humour, le père de Pierre-Henri ne cessait de l’inciter à sortir, à nouer des liens, quitte à faire violence à sa nature introvertie. Cette volonté de le faire sortir de sa « zone de confort » a eu l’effet inverse, bloquant sa parole et entravant son propre rythme de déploiement et de croissance.
Une fois passée l’évidente peine liée à la perte brutale de son père, emporté à 58 ans par une crise cardiaque alors qu’il semblait en pleine forme, Pierre-Henri a pu trouver son propre chemin, se marier, stabiliser sa situation professionnelle. Et, signe que la vie est pleine de surprises, lui qui perdait ses moyens lors des exposés oraux a choisi un métier dans lequel l’expression orale tient une place essentielle. En tant que professeur d’histoire-géographie, il a trouvé sa vocation, avec une sensibilité accrue pour les difficultés d’expression de certains élèves auxquels il peut s’adresser avec empathie.

Apprendre à dire « Je »
Pour Anne-Lise, 30 ans, ancienne étudiante en école de commerce reconvertie dans le journalisme après une expérience de noviciat dans une communauté religieuse, la prise de parole en public demeure un défi, voire une forme de violence. « Dans ma famille, je suis la seule fille et ma mère a beaucoup projeté sur moi, comme si j’étais un prolongement d’elle-même. Par exemple, à table, si je m’exprimais, elle finissait mes phrases spontanément, sans me laisser aller au bout. Je suis restée très marquée par ce schéma. Aujourd’hui, à 30 ans, je dois encore apprendre à dire “je”, à exister par moi-même », témoigne la jeune femme, qui s’est relevée d’un « Covid long » en prenant soin de son corps et d’une féminité longtemps enfouie… Quitte à choquer sa mère qui n’apprécie pas « ses multiples boucles d’oreille », s’amuse-t-elle.
L’exercice d’un métier lié à la communication lui apporte aussi une forme de « thérapie » sociale en l’obligeant à aller au contact de personnes de toutes sortes, y compris des grands scientifiques, qui sont touchées par sa délicatesse, sa voix et sa sensibilité, et libèrent eux-mêmes des formes de parole qu’ils ne délivreraient peut-être pas dans un cadre plus académique. La fragilité assumée, y compris dans un métier lié à la prise de parole, peut ainsi devenir une grâce.
Elle rappelle que dans l’histoire biblique, à travers la vie du prophète Élie, Dieu ne se révèle pas d’une façon jupitérienne et autoritaire mais par « le murmure d’une brise légère ». Libérer la parole d’un enfant, à 10, 20, 30 ou 40 ans – car quel que soit l’âge, on est toujours l’enfant de quelqu’un – ce n’est pas forcément susciter du bruit, mais libérer le « je » dont chacun est porteur. Et pour des parents, prendre au sérieux l’expression d’un simple murmure ou de signaux non-verbaux qui font partie de l’expression humaine peut ainsi devenir une façon de participer à l’œuvre de la Création, sans l’entraver par une volonté de contrôle excessif. ■

(Par souci de discrétion et de respect pour les personnes concernées, les prénoms ont été modifiés.)

Updated on 25 Mars 2024
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