Un prélat pédagogue et pamphlétaire : Fénelon

12 Décembre 2014 | par

Quand François de Salignac de La Mothe-Fénelon naît le 6 août 1651 au château de Sainte-Mondane, dans le Périgord noir, sa carrière future semble toute tracée. En effet, de sa famille noble mais appauvrie sont déjà issus cinq évêques de Sarlat depuis le XVe siècle, au point qu’on a fini par considérer ce siège épiscopal comme l’apanage des Salignac. Après avoir étudié à l’Université de Cahors dès l’âge de douze ans, puis au collège du Plessis, à Paris, et au séminaire Saint-Sulpice, il est ordonné prêtre en 1677. Nommé supérieur des Nouvelles Catholiques, un établissement parisien destiné à la conversion des jeunes filles de parents protestants convertis au catholicisme, il s’y distingue par sa douceur et son pouvoir de persuasion. Son expérience lui inspirera un livre d’une très grande modernité, le Traité de l’Éducation des Filles.

Il se lie avec Bossuet, qui avait été le précepteur du Grand Dauphin, le fils de Louis XIV, et qui lui fait obtenir en 1689 la charge de précepteur du duc de Bourgogne, fils du Grand Dauphin, alors âgé de sept ans. À ce poste, Fénelon va faire des merveilles, transformant un jeune prince capricieux et arrogant en un homme d’une grande dévotion, conscient de ses futurs devoirs, mais qui ne règnera jamais, mourant en 1712, en laissant le trône à son fils, le futur Louis XV.

 

Un best-seller international

Fénelon compose pour lui des fables et surtout, son maître-livre, Les Aventures de Télémaque, un roman d’apprentissage qui est une critique à peine déguisée de l’absolutisme de Louis XIV, transposé dans l’Antiquité. On y suit le fils d’Ulysse, Télémaque, accompagné de Mentor, son précepteur, dans des pérégrinations qui le mènent à la cour du despotique prince Idoménée, dans lequel on reconnaît aisément Louis XIV.

Écrit en 1693, le livre sera publié en 1699, et, tout en accélérant la disgrâce de Fénelon, il deviendra un succès de librairie majeur en Europe, l’un des plus lus pendant plus de deux siècles, avant de tomber dans un relatif oubli à partir de 1914. Il sera abondamment parodié, par Marivaux en particulier, et inspirera à Mozart son opéra Idoménée.

La disgrâce de Fénelon avait néanmoins commencé avant « l’affaire Télémaque ». Il avait en effet défendu la pieuse Mme Guyon, une veuve de Montargis qui répandait dans la haute noblesse une doctrine connue sous le nom de quiétisme, énoncée précédemment par un théologien espagnol Miguel de Molinos, et condamnée comme hérésie par Rome en 1687.

La querelle du quiétisme peut nous sembler obscure aujourd’hui, mais cette doctrine dissidente a constitué une tentation récurrente tout au long de l’histoire de l’Église. Le quiétisme est un état, une méthode mystique qui vise à la communion totale avec Dieu, une sorte d’annihilation de soi en toute quiétude, sans avoir à se soucier des rites ni des œuvres de charité et selon laquelle il suffit de se mettre en état d’oraison et de s’abandonner à Dieu. Bossuet, alors évêque de Meaux, y a tout de suite vu une menace pour l’Église, mais Fénelon refusera de s’associer à la condamnation de Mme Guyon. Ce refus, ainsi que la publication du Télémaque, lui vaut d’être banni de la cour en 1699, et de se voir assigné à résidence dans son diocèse de Cambrai, dont il avait été sacré évêque en 1695 – par Bossuet lui-même. Il y vivra jusqu’à sa mort, le 7 janvier 1715, très proche de tous les habitants, soucieux de leurs intérêts, en particulier pendant la dure occupation étrangère lors de la Guerre de succession d’Espagne, en 1708.



Un pamphlétaire inattendu

Il faut le reconnaître, Fénelon est aujourd’hui un auteur plus admiré que lu, alors que Bossuet reste une source d’inspiration, par son style inimitable. On cite volontiers Télémaque comme le modèle de l’œuvre la plus artificielle et composite, mais c’est oublier que Fénelon est multiple, vivant et sympathique, et que derrière son côté Grand Siècle se révèle un véritable contestataire, précurseur de l’esprit des Lumières.

Sa fameuse Lettre à Louis XIV atteste chez son auteur un singulier courage. Écrite à la fin de 1693, elle circula sous le manteau, mais ne fut révélée qu’en 1787, et a été récemment rééditée. S’il semble avéré que Mme de Maintenon l’a bien lue, on ne pense pas qu’elle soit parvenue à la connaissance de Louis XIV, car elle aurait valu à son auteur un aller simple pour la Bastille.

Fénelon y est animé d’une sainte colère, quasi révolutionnaire, comparant la France à « un grand hôpital désolé et sans provisions ». Il déplore qu’« on [n’ait] plus parlé de l’État ni des règles ; on n’a parlé que du Roi et de son bon plaisir. On a poussé vos revenus et vos dépenses à l’infini. On vous a élevé jusqu’au ciel, pour avoir effacé, disait-on, la grandeur de tous vos prédécesseurs ensemble, c’est-à-dire pour avoir appauvri la France entière, afin d’introduire à la cour un luxe monstrueux et incurable ».

Il y alerte en outre le roi sur la colère de ses sujets : « Le peuple même (il faut tout dire), qui vous a tant aimé, qui a eu tant de confiance en vous, commence à perdre l’amitié, la confiance, et même le respect ». Ainsi, le suave Fénelon, que Saint-Simon décrit avec « des yeux dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent », apparaît au final comme un vigoureux pamphlétaire aux résonances étonnamment contemporaines. 

 

Updated on 06 Octobre 2016